7 mars 2008
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L'évènement a fait beaucoup de buzz il y a quelques semaines. Il s'agit de la création d'un site de notation des enseignants.
J'avais déjà remarqué, et si vous êtes fidèle lecteur de SOS...SES vous le savez, cette propension de nos contemporains à mettre des notes un peu partout :les émissions de télé-crochet -cela avait commençé avec l'école des fans ^^- , les sites web où l'on note un film ou un CD, les blogs avec des possibilités de noter chaque article....
Il y a eu également l'idée d'évaluer l'action volontariste des ministres et j'apprends qu'un site de notation de son médecin et même de son maire pourrait se créer.
Que penser de telles évolutions ?
Essayons d'abord de comprendre les multiples ressorts de cette frénésie, je vais essayer de me concentrer sur le principe de la notation des enseignants.
- A / l'une des plus explications les plus souvent données répond à un principe qui s'appuie sur un principe de réciprocité: si les enseignants notent les élèves, alors pourquoi pas l'inverse ? On sent bien que le processus démocratique cher à A. deTocqueville commence à se diffuser lentement.
Si la démocratie repose sur l'égalité des droits, elle est également bâtie sur un état d'esprit fondé sur le respect et la dignité de chacun. On a vu à quel point dans la famille par exemple cet état d'esprit s'est diffusé, certains employant l'expression de "démocratie familiale". Autrement dit, il s'agit de concilier autorité (celle des parents, reconnue par le Code civil) et la nécessaire prise en compte des besoins de l'enfant (qui doit devenir un individu autonome, donc doit savoir faire des choix, prendre des risques, s'auto-contrôler etc...) Ce n'est pas parce que vous êtes en situation d'infériorité dans l'échelle de pouvoir/statut que vous ne pouvez pas vous exprimer. Il faut alors s'attendre à ce que d'autres organisations qui ne fonctionnent pas sur l'élection régulière soient également concernées (notez votre chef de service, votre commissariat de police).
- B - l'autre fondement, qui est aussi très fréquemment utilisé, est de dire que cette notation est un moyen d'informer et d'améliorer le fonctionnement de l'organisation. Ce n'est plus Tocqueville qui est mobilisé, mais plutôt Albert O. Hirschmann (voir ici un bref exposé de notre collègue Claude Bordes). En effet, face aux dysfonctionnements d'une organisation (entreprise ou administration), les individus peuvent avoir trois réactions possibles:
- la loyauté ; être fidéle à l'organisation, même si les dysfonctionnements peuvent être gênants: par fidélité au service public, on maintient son enfant dans l'école du secteur.
- la défection : quitter l'organisation et rejoindre la concurrence, dans le cas de l'enseignement, il s'agirait d'enlever ses enfants de l'établissement supposé déficient pour les mettre dans un autre établissement.
- la prise de parole : manifester son mécontentement: pétitions, actions collectives pour mobiliser l'opinion publique etc....
Ici, avec le site de notation, on peut avoir deux types de motivations de la part de l'internaute qui évalue les enseignants. La prise de parole parait évidente: le site peut donner l'occasion à certains de régler leurs comptes en attribuant des mauvaises notes et des commentaires peu flatteurs. L'objectif peut être aussi de montrer dans quels domaines l'enseignant doit s'améliorer ( à travers 6 critères: l'intérêt du cours, la motivation, la disponibilité, la clarté de l'enseignant, le caractére équitable et l'autorité). Pour autant, lorsqu'on regarde les notes attribuées à plus de 60 000 enseignants, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup plus d'internautes attribuant une note satisfaisante que l'inverse (la moyenne étant approximativement de 13 -14 / 20).
- C- Enfin, derniere explication possible du succès de ce type de pratique (200 000 connexions par jour), la société des individus dont j'avais déjà montré les différents aspects (ici et là) combine les ressorts de l'individualisme compétitif et relationnel. Il s'agit de mettre en avant sa vraie nature personnelle ("être l'auteur de sa propre vie"). L'individualisme moderne repose sur la performance et la responsabilité individuelle. Dès lors, on comprend mieux le succès de telles pratiques: c'est un moyen d'exprimer cet individualisme (on est passé du classement des établissements au classement des enseignants).

On le voit, ces pratiques répondent à de profondes aspirations de la société des individus et du marché.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les sites existent à l'étranger et suscitent moins de débats qu'en France (serions-nous alors encore une société holiste qui rentre en marche arrière dans la société des individus ?).
Force est de constater qu'il y a aussi des limites non négligeables à ce type de pratiques.
Essayons d'en examiner les contours (
- le premier argument fondé sur l'esprit démocratique (voir A) comporte plusieurs limites dont la justice a bien compris la portée. En effet, le fait de rendre publique une note individuelle peut ne pas être très "démocratique". D'ailleurs les élèves eux-mêmes ne souhaitent pas que les enseignants diffusent leurs notes dans la classe. Ici, la publication sur le web peut entraîner des effets pervers. La perception des uns et des autres peut être considérablement altérée par ce jugement mis sur la place publique.
- le deuxième argument fondé sur l'idée d'efficacité, d'amélioration du service public (voir B) comporte également des limites.
Premier point, on peut mettre en doute la fiabilité de l'information donnée par la notation telle qu'elle est publiée. En effet, la notation est anonyme (donc rien n'indique que ce sont les élèves de l'enseignant qui lui attribuent des notes), d'autre part, chaque enseignant est face à 80 - 100 élèves, or la majorité des collègues évalués sur le site ne le sont que par 1, 2 ou 3 élèves...
Enfin, rien ne garantit que cette pratique permette d'améliorer le service. Comment va réagir l'enseignant très mal noté sur la place publique ? Il peut ignorer la note certes, il peut réagir positivement et chercher à s'améliorer mais il peut aussi très mal le prendre et déprimer, ou alors tomber dans des pratiques démagogiques pour relever sa note et plaire aux élèves. Tout est possible, y compris le pire.

Pour aller plus loin (et voir d'autres arguments):
- face à la décision de justice de lundi, Presse Citron pose la question du web 2.0
- Arnaud Parienty sur son blog a également donné des arguments pertinents
- Philippe Meirieu a écrit un billet intéressant sur l'obligation de résultats dans l'éducation.
- la CNIL juge illégitime le site
Mise à jour du 9 mars, l'affaire continue:
- Mario fait le point sur les différents aspects de cette affaire dans un billet très riche
- Econoclaste s'exprime , c'est toujours intéressant à lire
Allez un jingle pour finir, j'aime bien ces notes là...pas vous ?
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