Section 2 : l'analyse des débats
l'isoloir à travers sa désignation et les problèmes qu'il soulève
« Mon attention ayant été appelée sur les dangers, du point de vue des maladies contagieuses, que peut présenter la mise à disposition des électeurs des crayons qui sont habituellement portés à la bouche, je recommande de remplacer dans les isoloirs, le crayon par des porte-plumes et des encriers »
( Dans l'assemblée, cris : très bien ! très bien ! )
N'arrive-t-il pas que des électeurs ayant reçus aux abords du bureau de vote des bulletins différents, et n'ayant pas voulu, précisément pour conserver le secret de leur vote , les plier devant ceux qui les leur distribuèrent, une fois parvenus devant l'urne, ne savent plus quel bulletin ils doivent y déposer ?
( Dans l'assemblée, cris : très bien ! très bien ! )
Mr Flaissières : Qu'adviendra-t-il lorsqu'un certain nombre de ces électeurs à la mentalité si fragile, qui se laissent émouvoir sinon intimider, seront introduits dans la petite boite, d'allure téléphonique, j'imagine?
Mr Le Cour Grandmaison : dans la cabine à scrutin secret ?
Mr Gaudin de Villaine : Ils n'en sortiront plus, c'est clair !
Mr Flaissières :Vous avez raison, il y en a dont il faudra violer le secret pour les extraire du petit local dont ils ne sauront plus sortir.
« il y a beaucoup d'électeurs qui ne pourront pas mettre leur bulletin dans l'enveloppe, par exemple des vieillards atteints de tremblement, des ouvriers qui ont les mains très calleuses. » Germain Périer, député de la Saône et Loire, républicain, chambre des députés 24/11/905
« s'il est vieux, infirme ou sait à peine écrire, il lui faudra peut être dix minutes » Le marquis de l'Estourbeillon député du Morbihan, catholique indépendant, chambre des députés 21/10/1906
1°) les partisans de l'isoloir : « la moralisation du suffrage universel »
Les partisans de la réforme du code électoral la définissent comme « une oeuvre de moralisation du suffrage universel », leur objectif est donc de prévenir, interdire et sanctionner les pratiques électorales irrégulières.
argument 1: Ils ont tendance à exagérer l'ampleur de la fraude électorale.
argument 2 : « le secret du vote est une fiction. »
En réalité, le vote était tantôt secret, tantôt public, voire mi-secret ou mi-public en raison des conditions locales spécifiques d'exercice du vote.
On sait que le secret du vote était mal assuré dans les campagnes, était mieux gardé dans les villes. Cela dépendait surtout des situations de dépendance sociale : la procédure électorale n'impliquait pas que le vote était public, mais elle autorisait le fait qu'il pût l'être. Il pouvait exister une sorte de pression invisible qui, en faisant voter les électeurs sous les yeux des personnes dont ils étaient dépendants, les poussaient à plaire ou à prendre le risque de déplaire.
« Lutter contre la fraude + renforcer le secret du vote = moraliser le suffrage universel »
stigmatisation des (re)définition des règles
transgressions
les réformateurs traduisent la légitimité de leurs actions pour imposer de nouvelles normes.
Mais ils ne peuvent pas convaincre ceux qui ne perçoivent pas ces transgressions comme telles et se représentent les nouvelles règles proposées comme des bizarreries parce qu'elles sont étrangères à leurs propres pratiques.
Certaines formes de pression électorale dénoncées comme corruption par les réformateurs sont considérées comme l'exercice d'une influence sociale légitime par les adversaires de l'isoloir.
La réforme du code électoral paraît alors affecter les ressources électorales par lesquelles on se fait élire. Or tous les hommes politiques ne disposent pas des mêmes ressources.
2° ) les adversaires de l'isoloir : « la désagrégation sociale »
l'histoire de la désignation de l'isoloir et des arguments mobilisés contre l'isoloir n'est pas qu'anecdotique : la disqualification de cet instrument est très révélatrice :
l'imaginaire de l'isoloir se rapporte aux lieux de réclusion, ce qui s'oppose à l'argument des réformateurs qui le présente comme un instrument d'affranchissement : c'est un lieu de contrainte, de privation de liberté avec les références à l'univers carcéral : le cabanon, la cellule
l'isoloir suscite les répulsions du mélange social, de la promiscuité malsaine, des rencontres scandaleuses (homme, femme). Il ne protège pas mais expose aux dangers du mélange social (les maladies contagieuses, la préoccupation hygiéniste)
des critiques liées à la protection des électeurs et des élections : cela va entraîner de la lenteur, les électeurs seront gênés par l'obscurité et l'exiguïté des lieux. On évoque aussi l'incapacité de l'électeur (les gros doigts des cultivateurs, les paralytiques?) qui désigne en fait l'incompétence politique.
L'analyse du scrutin du 1er avril 1898 fait apparaître une corrélation étroite entre les prises de position des députés sur l'isoloir et leur statut social d'origine :
Les députés sont d'autant plus hostiles à l'isoloir que leur position sociale d'origine est élevée.
- le rejet de la réforme du code électoral et de l'isoloir représente un refus social des élites (aristocratie et haute bourgeoisie) qui dominent la chambre des députés
Cela traduit l'idée que les élus aristocratiques se font de l'électeur : l'indignation traduit en fait une condescendance par laquelle ces élus manifestent leur supériorité bienveillante en protégeant l'électeur de leur propre incapacité. Mais elle assigne l'électeur à son incompétence statutaire lorsqu'on l'objective dans les « mains calleuses » « doigts durcis » cf Bourdieu « Mon brave »
La vision aristocratique ne peut que s'opposer à l'isoloir : la visibilité sociale qui s'inscrit dans l'espace et le temps des rites publics comme les cérémonies officielles, religieuses officialise le rang. Dans l'obligation de tenir son rang, l'être se confond avec le devoir de paraître.
L'isoloir crée un rituel de l'occultation (du vote et de l'électeur) qui contrarie l'obligation de paraître puisque pour voter, il faut disparaître. Devoir se cacher devient une obligation infamante qui soulève la répugnance propre à tout ce qui peut lui être associé : la honte, la faute, la culpabilité ou la peur. Le refus aristocratique se présente sous des arguments techniques, il est avant tout un refus éthique. C'est se dégrader que d'être mis au rang de tout le monde ; c'est sacrifier l'éthique de l'honneur à l'idéologie de l'égalité. Les députés aristocratiques opposent de façon obsessionnelle la liberté à l'isoloir ; la liberté qui est affirmation de soi, de son rang, une qualité et une essence que toute codification contredit.
Les élus issus de la noblesse ne représentent qu'une minorité de parlementaire (20 à 25 %). Des élus de la haute bourgeoisie s'opposent à l'isoloir en des termes relativement comparables (l'aristocratisme dépasse l'aristocratie), cette similitude des schémas de représentation s'explique par des positions sociales de domination : l'affirmation de la distance sociale correspond à une stratégie d'affirmation de l'écart distinctif qui les sépare des députés prétendants en voie d'ascension politique (petite bourgeoisie intellectuelle)
La domination politique produite par le processus électoral en vigueur se définit dans un cadre local :le statut patrimonial se fonde sur une assise locale de la domination économique et sociale => on peut en voir les preuves dans les cartes électorales.
Il y a une distribution spatiale assez contrastée entre les élus hostiles ou favorables à la réforme :
départements où le vote est hostile : façade ouest, nord-est, alpes frontalières. Ce sont aussi des départements où il y a d'importants patrimoines fonciers (ouest) et industriels (les vosges, le nord, le Rhône).
Départements où le vote favorable l'emporte (le centre, le midi, vallée du Rhône)
L'opposition à la réforme est aussi liée à l'ancienneté du mandat parlementaire : plus la date de la première élection est ancienne, plus les élus sont hostiles à la réforme.
La stabilité électorale a permis aux anciens de se constituer un réseau d'obligé à partir du travail politique accompli dans leur circonscription.
L'appartenance à la majorité gouvernementale et les fonctions ministérielles ont favorisé les parlementaires républicains en leur donnant un accès privilégié aux biens publics qu'ils pouvaient distribuer pour créer et entretenir leur réseau clientélaire.
On voit à travers l'étude des votes et des débats parlementaires l'opposition entre deux types d'entreprises politiques différenciées selon les biens offerts :
Ils vont dénoncer, dans les programmes de leurs adversaires, des utopies conduisant à menacer l'ordre social ou la religion
les prétendants qui offrent des biens indivisibles symboliques (ce sont les programmes politiques).
Ils vont dénoncer la corruption du suffrage universel dans la distribution de ces biens divisibles.
Du côté des électeurs, on peut dire que :
L'intérêt pour les biens divisibles est lié aux relations de dépendance personnelle. Cette dépendance peut être matérielle (des métayers et des fermiers à l'égard de leur emploi), morale ou spirituelle à l'égard des biens de salut (menace de l'enfer, refus des sacrements).
L'intérêt pour les biens indivisibles dépend de l'affaiblissement des liens de dépendance personnelle et la montée de la politisation, càd d'intérêt proprement politique pour les questions politiques.
3°) la majorité républicaine introuvable
Il y a un paradoxe (apparent) : la réforme du code électoral ressemble plutôt, dans l'imagerie politique, à une loi d'inspiration républicaine. Pourtant elle échouait par les républicains et non en dépit des républicains. En 1898 et en 1901, la plupart des élus républicains progressistes avaient rejoint le camp des conservateurs pour s'opposer à l'isoloir.
- Pour quelles raisons ?