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2 juillet 2006 7 02 /07 /juillet /2006 10:39

Section 2 : l'analyse des débats

 l'isoloir à travers sa désignation et les problèmes qu'il soulève

« Si un jour on met en place le suffrage féminin, faudra-t-il prévoir des cabines d'isolement côté des hommes et côté des femmes ? » G.Quilbeuf (député Républicain, Seine Inférieure, chambre des députés 23/12/1901)

« Mon attention ayant été appelée sur les dangers, du point de vue des maladies contagieuses, que peut présenter la mise à disposition des électeurs des crayons qui sont habituellement portés à la bouche, je recommande de remplacer dans les isoloirs, le crayon par des porte-plumes et des encriers »

circulaire du ministère de l?intérieur du 17 octobre 1913
 

« On veut faire cette loi surtout pour les campagnes, mais laissez-moi vous dire que les campagnards n'auront pas pour ouvrir leurs enveloppes la même dextérité que nous qui en avons l'habitude » E. Jolibois député conservateur de la Charente-Inférieure, chambre des députés, 25/02/1889

 
« la réforme du code électoral constitue une entrave et une gêne pour l'électeur qui risque de provoquer des embouteillages devant l'isoloir et même l'abstentionnisme. » J.B. Delpeuch (député républicain de la Corrèze, ) chambre des députés, 5/04/1892)
 
« je vois d'ici nos bons cultivateurs s'arrêter devant cet objet innomé, se diriger vers lui d'un pas méfiant, se demandant -il n'y sont pas habitués- si c'est une mauvaise farce qu'on veut leur faire. Ils pénètrent dans le local, ils cherchent à introduire dans l'enveloppe le bulletin. Combien, de leurs doigts durcis par le travail, déchireront l'enveloppe pour faire cette opération délicate qui aura lieu souvent dans l'obscurité la plus complète ? » Charles Ferry, député républicain chambre des députés 16/12/1901
 

« un grand nombre d'électeurs seront troublés par leur inhabitude à utiliser un meuble pareil » Charles de Boury, député républicain de l'Eure, chambre des députés 25/04/1905

 
« Avez-vous pensé à la gaucherie de l'électeur qui est toujours plus ou moins ému quand il vote ? » Antoine Lemire, député indépendant du Nord, chambre des députés 15/03/1908
 

« Messieurs, il faut un certain courage pour venir défendre au mon de la commission une disposition au nom de laquelle la Chambre manifeste une douce hilarité » Lefèvre-Pontalis, chambre des députés, 25 février 1889


Extrait d'un débat sur l'isoloir au Sénat 12 décembre 1907
 
Mr Flaissières : « Je fais appel ici à ceux de nos collègues qui ont présidé des bureaux de vote? Eh bien ! ne vous est-il pas apparu que la plupart de nos électeurs, devant l'urne électorale, sont considérablement émus, à tel point qu'ils ne savent plus s'ils doivent présenter la carte électorale ou le bulletin de vote pour être introduit dans l'urne ?

( Dans l'assemblée, cris : très bien ! très bien ! )

N'arrive-t-il pas que des électeurs ayant reçus aux abords du bureau de vote des bulletins différents, et n'ayant pas voulu, précisément pour conserver le secret de leur vote , les plier devant ceux qui les leur distribuèrent, une fois parvenus devant l'urne, ne savent plus quel bulletin ils doivent y déposer ?

( Dans l'assemblée, cris : très bien ! très bien ! )

 Mr Maurice-Faure : Ils seront bien plus troublés derrière le dispositif
 
Mr Flaissières : Qu'adviendra-t-il lorsqu'un certain nombre de ces électeurs à la mentalité si fragile, qui se laissent émouvoir sinon intimider, seront introduits dans la petite boite, d'allure téléphonique, j'imagine?
 
Mr Le Cour Grandmaison : dans la cabine à scrutin secret ?
 
Mr Gaudin de Villaine : Ils n'en sortiront plus, c'est clair !
 
Mr Flaissières :Vous avez raison, il y en a dont il faudra violer le secret pour les extraire du petit local dont ils ne sauront plus sortir.
 
 

« Comment voteront les paralytiques et les manchots ? » Le Comte de Martimprey député du nord, conservateur, chambre des députés 25/02/1889

« il y a beaucoup d'électeurs qui ne pourront pas mettre leur bulletin dans l'enveloppe, par exemple des vieillards atteints de tremblement, des ouvriers qui ont les mains très calleuses. » Germain Périer, député de la Saône et Loire, républicain, chambre des députés 24/11/905

 

« s'il est vieux, infirme ou sait à peine écrire, il lui faudra peut être dix minutes » Le marquis de l'Estourbeillon député du Morbihan, catholique indépendant, chambre des députés 21/10/1906

 

« non aux cabines fantastiques de Robert Houdin ! Il pourra y avoir derrière ce rideau bien des surprises : l'électeur peut y perdre son bulletin et la tête aussi » P. Bourgeois chambre des députés avril 1898

«  l'isoloir sera le foyer de tous les troubles. Je me demande si le rideau cachera suffisamment le secret de l'alcove? L'électeur pourra être en état d'ébriété ? ce qui arrivera souvent » Marquis de l'Estoutbeillon, chambre des députés, 17/12/1901

                       1°) les partisans de l'isoloir : « la moralisation du suffrage universel »

Les partisans de la réforme du code électoral la définissent comme « une oeuvre de moralisation du suffrage universel », leur objectif est donc de prévenir, interdire et sanctionner les pratiques électorales irrégulières.

argument 1: Ils ont tendance à exagérer l'ampleur de la fraude électorale.

 Qu'en est-il réellement ? En ce qui concerne les élections législatives, sur près de 600 députés, on a un taux de contestation qui varie de 0.2 % à 22 %, et le taux d'invalidation pouvait atteindre 13 %. L'ampleur des écarts aux élections de 1877-1885 et de 1889 s'explique par l'enjeu capital des élections qui portaient sur la nature du régime politique (monarchie contre république puis boulangisme). Par la suite, les fraudes électorales diminuent, la loi de 1913 est adoptée alors que le niveau de contestation et d'invalidation a beaucoup baissé.

argument 2 : « le secret du vote est une fiction. »

 On l'a vu, la procédure électorale en vigueur était celle d'un vote secret (l'électeur apporte son bulletin préparé en dehors de l'assemblée et remet son bulletin fermé) en public.

En réalité, le vote était tantôt secret, tantôt public, voire mi-secret ou mi-public en raison des conditions locales spécifiques d'exercice du vote.

On sait que le secret du vote était mal assuré dans les campagnes, était mieux gardé dans les villes. Cela dépendait surtout des situations de dépendance sociale : la procédure électorale n'impliquait pas que le vote était public, mais elle autorisait le fait qu'il pût l'être. Il pouvait exister une sorte de pression invisible qui, en faisant voter les électeurs sous les yeux des personnes dont ils étaient dépendants, les poussaient à plaire ou à prendre le risque de déplaire.

« Lutter contre la fraude     +      renforcer le secret du vote      =      moraliser le suffrage universel »
     stigmatisation des                      (re)définition des règles
        transgressions 

les réformateurs traduisent la légitimité de leurs actions pour imposer de nouvelles normes.
Mais ils ne peuvent pas convaincre ceux qui ne perçoivent pas ces transgressions comme telles et se représentent les nouvelles règles proposées comme des bizarreries parce qu'elles sont étrangères à leurs propres pratiques.

Certaines formes de pression électorale dénoncées comme corruption par les réformateurs sont considérées comme l'exercice d'une influence sociale légitime par les adversaires de l'isoloir.

La réforme du code électoral paraît alors affecter les ressources électorales par lesquelles on se fait élire. Or tous les hommes politiques ne disposent pas des mêmes ressources.


                         2° ) les adversaires de l'isoloir : « la désagrégation sociale »

l'histoire de la désignation de l'isoloir et des arguments mobilisés contre l'isoloir n'est pas qu'anecdotique : la disqualification de cet instrument  est très révélatrice :

l'imaginaire de l'isoloir se rapporte aux lieux de réclusion, ce qui s'oppose à l'argument des réformateurs qui  le présente comme un instrument d'affranchissement : c'est un lieu de contrainte, de privation de liberté avec les références à l'univers carcéral : le cabanon, la cellule

l'isoloir suscite les répulsions du mélange social, de la promiscuité malsaine, des rencontres scandaleuses (homme, femme). Il ne protège pas mais expose aux dangers du mélange social (les maladies contagieuses, la préoccupation hygiéniste)


       des critiques liées à la protection des électeurs et des élections : cela va entraîner de la  lenteur, les électeurs seront gênés par l'obscurité et l'exiguïté des lieux. On évoque aussi l'incapacité de l'électeur (les gros doigts des cultivateurs, les paralytiques?) qui désigne en fait l'incompétence politique.
 

L'analyse du scrutin du 1er avril 1898 fait apparaître une corrélation étroite entre les prises de position des députés sur l'isoloir et leur statut social d'origine :

Les députés sont d'autant plus hostiles à l'isoloir que leur position sociale d'origine est élevée.

  • le rejet de la réforme du code électoral et de l'isoloir  représente un refus social des élites (aristocratie et haute bourgeoisie) qui dominent la chambre des députés

On retrouve cela dans la tonalité même d'indignation exprimant l'hostilité à la codification du vote :

 

« une humiliation pour nos électeurs »

« une sorte d'insulte contre le corps électoral et contre le bureau de vote que d'entourer l'électeur et le bureau de tant de précautions qui sont autant de suspicions »

« je me demande quelle idée vous vous faites de l'indépendance et de la dignité de l'électeur ? »

 

Cela traduit l'idée que les élus aristocratiques se font de l'électeur : l'indignation traduit en fait une condescendance par laquelle ces élus manifestent leur supériorité bienveillante en protégeant l'électeur de leur propre incapacité. Mais elle assigne l'électeur à son incompétence statutaire lorsqu'on l'objective dans les « mains calleuses » « doigts durcis » cf Bourdieu « Mon brave »

 

La vision aristocratique ne peut que s'opposer à l'isoloir : la visibilité sociale qui s'inscrit dans l'espace et le temps des rites publics comme les cérémonies officielles, religieuses officialise le rang. Dans l'obligation de tenir son rang, l'être se confond avec le devoir de paraître.

L'isoloir crée un rituel de l'occultation (du vote et de l'électeur) qui contrarie l'obligation de paraître puisque pour voter, il faut disparaître. Devoir se cacher devient une obligation infamante qui soulève la répugnance propre à tout ce qui peut lui être associé : la honte, la faute, la culpabilité ou la peur. Le refus aristocratique se présente sous des arguments techniques, il est avant tout un refus éthique. C'est se dégrader que d'être mis au rang de tout le monde ; c'est sacrifier l'éthique de l'honneur à l'idéologie de l'égalité. Les députés aristocratiques opposent de façon obsessionnelle la liberté à l'isoloir ; la liberté qui est affirmation de soi, de son rang, une qualité et une essence que toute codification contredit.

 

 

 

 

Les élus issus de la noblesse ne représentent qu'une minorité de parlementaire (20 à 25 %). Des élus de la haute bourgeoisie s'opposent à l'isoloir en des termes relativement comparables (l'aristocratisme dépasse l'aristocratie), cette similitude des schémas de représentation s'explique par des positions sociales de domination : l'affirmation de la distance sociale correspond à une stratégie d'affirmation de l'écart distinctif qui les sépare des députés prétendants en voie d'ascension politique (petite bourgeoisie intellectuelle)

 

La domination politique produite par le processus électoral en vigueur se définit dans un cadre local :le statut patrimonial se fonde sur une assise locale de la domination économique et sociale => on peut en voir les preuves dans les cartes électorales.

 

 

Il y a une distribution spatiale assez contrastée entre les élus hostiles ou favorables à la réforme :

départements où le vote est hostile : façade ouest, nord-est, alpes frontalières. Ce sont aussi des départements où il y a d'importants patrimoines fonciers (ouest) et industriels (les vosges, le nord, le Rhône).

Départements où le vote favorable l'emporte (le centre, le midi, vallée du Rhône)

 

L'opposition à la réforme est aussi liée à l'ancienneté du mandat parlementaire : plus la date de la première élection est ancienne, plus les élus sont hostiles à la réforme.

La stabilité électorale a permis aux anciens de se constituer un réseau d'obligé à partir du travail politique accompli dans leur circonscription.

L'appartenance à la majorité gouvernementale et les fonctions ministérielles ont favorisé les parlementaires républicains en leur donnant un accès privilégié aux biens publics qu'ils pouvaient distribuer pour créer et entretenir leur réseau clientélaire.

 

     On voit à travers l'étude des votes et des débats parlementaires l'opposition entre deux types d'entreprises politiques différenciées selon les biens offerts :

      les notables qui investissent des biens divisibles associés aux relations de dépendance personnelle (biens divisibles privés : travail ou argent  ou  publics : emplois publics, décorations)

Ils vont dénoncer, dans les programmes de leurs adversaires, des utopies conduisant à menacer l'ordre social ou la religion

les prétendants qui offrent des biens indivisibles symboliques (ce sont les programmes politiques).

Ils vont dénoncer la corruption du suffrage universel dans la distribution de ces biens divisibles.

 

Du côté des électeurs, on peut dire que :
L'intérêt pour les biens divisibles est lié aux relations de dépendance personnelle. Cette dépendance peut être matérielle (des métayers et des fermiers à l'égard de leur emploi), morale ou spirituelle à l'égard des biens de salut (menace de l'enfer, refus des sacrements).

L'intérêt pour les biens indivisibles dépend de l'affaiblissement des liens de dépendance personnelle et la montée de la politisation, càd d'intérêt proprement politique pour les questions politiques.

 

 

                3°) la majorité républicaine introuvable

 

Il y a un paradoxe (apparent) : la réforme du code électoral ressemble plutôt, dans l'imagerie politique, à une loi d'inspiration républicaine. Pourtant elle échouait par les républicains et non en dépit des républicains. En 1898 et en 1901, la plupart des élus  républicains progressistes avaient rejoint le camp des conservateurs pour s'opposer à l'isoloir.

 

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