Comme à chaque fois, il s'agit de textes d'auteurs ayant apporté une contribution remarquable à la question de la démocratie.
De plus, c'est évidemment aussi l'intérêt, ces réflexions continuent encore aujourd'hui à poser des questions quant à l'organisation de nos sociétés car la démocratie est un processus (inachevé) et non un état.
B / COMMENT METTRE EN PLACE DES POUVOIRS DEMOCRATIQUES ?
Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple parait faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.
La démocratie et l'aristocratie ne sont point des États libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait! la vertu même a besoin de limites.
Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.
Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs: la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État.
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire: car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pour-rait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

On peut avoir des pistes multiples pour l'actualité de la séparation des pouvoirs:
- Un ministre peut-il critiquer publiquement les décisions des juges ?
- l'Affaire d'Outreau: comment expliquer une telle dérive ?
- Qui fait les lois sous la Cinquième République ? ( c'est l'exécutif qui est responsable de plus de 80 % des lois...et non le législatif)
- Si le pouvoir arrête le pouvoir, quel contre-pouvoir face à la presse ?
Document 2 :
Le libéralisme constitutionnel concerne les objectifs de tout gouvernement démocratique. Il renvoie à la tradition, profondément enracinée dans l'histoire occidentale, qui cherche à protéger l'individu de la contrainte, quelle qu'en soit la source : l'Etat, l'Eglise ou la société (...)
Dans presque toutes ses variantes, le libéralisme constitutionnel soutient que les êtres humains ont des droits naturels inaliénables et que le gouvernement doit accepter une loi fondamentale, qui limite ses propres pouvoirs et garantisse ses droits.
Source : F. Zakaria, libéralisme constitutionnel et démocratie, les cahiers français n° 296, mai-juin 2000

Document 3 :
Le principe premier de la démocratie c'est bien le respect des règles ou des lois puisque, nous l'avons vu, l'essence de la démocratie occidentale, c'est la légalité dans la concurrence pour l'exercice du pouvoir, dans l'exercice du pouvoir. Une démocratie saine est celle où les citoyens ont le respect non pas seulement de la constitution qui fixe les modalités de la lutte politique, mais de toutes les lois qui marquent le cadre dans lequel l'activité des individus se déploie. Il ne suffit pas qu'existe ce respect des règles ou des lois, il faut quelque chose d'autre qui ne peut pas être écrit et qui n'est pas strictement lié à la légalité, le sens du compromis. [...]Accepter le compromis, c'est reconnaître la légitimité partielle des arguments des autres, c'est trouver une solution qui soit acceptable par tous.
Source : Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Éditions Gallimard, 1965, pp. 85-86.

Document 4:
Pour Raymond Carré de Malberg, « l'État de police est celui dans lequel l'autorité administrative peut, d'une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l'initiative, en vue de faire face aux circonstances et d'atteindre à chaque moment les fins qu'elle se propose »[...]
À l'inverse, l'État de droit est « un État qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit, et cela en tant qu'il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes déterminent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts étatiques ».
Source : Maulin Eric, La théorie de l'Etat de Carré de Malberg, Paris, PUF, 2003.

L'état de droit est un concept qui est de plus en plus utilisé:
- dans l'affaire des caricatures, peut-on les publier ?
Des plaintes ont été déposées contre des journaux français, ceux-ci n'ont pas été condamnés.
- le problème des "bavures policières": tout Etat démocratique doit punir les agents de la force publique qui vont à l'encontre des droits élémentaires de chaque citoyen.
Document 5 :
Ce dont il s'agit aujourd'hui, ce n'est pas de la résistance dans un Etat d'injustice, mais de la désobéissance civile dans un Etat de droit.
C'est là un type de désobéissance que l'on ne comprend qu'à la condition de prendre un point de départ différent de celui de Hobbes et de poser que, d'un point de vue normatif, deux idées sont dans une même mesure constitutives de l'Etat de droit démocratique; il y a bien, d'une part, la garantie par l'Etat de la paix intérieure et de la sécurité juridique pour tous les citoyens, mais il y a tout autant, d'autre part, l'exigence que l'ordre de l?Etat soit reconnu par les citoyens comme légitime, et ce de leur propre chef, c'est-à-dire délibérément.
Or, concernant l'obéissance au droit, ces deux idées peuvent entrer dans des rapports de tension. En effet, de la première idée - la seule qui soit prise en compte par Hobbes -, il s'ensuit que l'on exige d'obéir au droit inconditionnellement, alors que de la seconde, il s'ensuit que l'on requiert d'y obéir en connaissance de cause. D'un côté, l'Etat, à l'aide de son monopole sur la force, doit garantir le respect des lois, attendu que les personnes de droit doivent toutes, dans la même mesure, pouvoir se mouvoir dans le cadre de ces lois, en toute liberté et indépendance. De l'autre côté, il ne suffit pas pour que l'exigence de légitimation propre à l'Etat de droit démocratique soit honorée que des lois, des décisions ou des mesures apparaissent, soient prises ou adoptées, selon les processus prescrits. S'agissant de questions de principe, la légitimité procédurale ne suffit pas - les processus eux-mêmes ainsi que l'ordre juridique dans son ensemble doivent pouvoir être justifiés à partir de principes. À leur tour, ces principes étayant la légitimité de la constitution doivent, indépendamment de cela, être approuvés, que le droit positif soit ou non en accord avec eux. Quand les deux ne concordent pas, l'obéissance aux lois ne peut plus être requise sans autre forme de procès.
Source :Habermas Jürgen, Écrits politiques (1985-1990), Paris, Flammarion, 1999, coll. «Champs »
- Faut-il désobéir et arracher les plants de maïs transgénique ? (José Bové)
- Que faire lorsqu'un élu et son conseil municipal ont décidé d'implanter tel ou tel projet sans demander l'avis de leurs citoyens et sans que cela soit inscrit dans leur mandat ?
Document 6 :
La liberté, considérée en termes "positifs", représente tout ce qu'une personne, toutes choses prises en compte, est capable ou incapable d'accomplir. Une telle définition ne prête aucune attention particulière aux facteurs qui expliquent la situation en question: elle ne s'intéresse guère, par exemple, à la question de savoir si l'incapacité qu'éprouve une personne à réaliser quelque chose est due à des contraintes imposées par autrui ou par le gouvernement. En revanche, la conception "négative" de la liberté met au premier plan l'absence d'entraves à la liberté, entraves qu'un individu peut imposer à un autre (ou encore que l'Etat ou d'autres institutions peuvent imposer à des individus). Pour donner un exemple, si je ne peux pas me promener librement dans ce parc, parce que je suis handicapé, ma liberté positive de me promener est en défaut; mais rien dans un tel cas, ne suggère la moindre violation de ma liberté négative. En revanche, si je suis incapable de me promener dans ce parc, non parce que je suis handicapé, mais parce que des voyous me battraient si je m'y aventurais, alors, c'est là une violation de ma liberté négative (et pas seulement de ma liberté prise en un sens positif) (?)
La famine de 1943 au Bengale [...] était en fait la dernière famine d'importance qu'ait connue l'Inde. [...] La famine de 1943 s'est produite sans que les réserves de nourriture disponibles au Bengale aient été exceptionnellement faibles. [...] Si l'on veut expliquer la famine, ce n'est pas la totalité de l'approvisionnement en nourriture qu'il faut considérer en premier lieu (même s'il s'agit là d'un facteur parmi d'autres), ce sont plutôt les droits dont sont dotés les groupes vulnérables, je veux parler des droits d'appropriation de la nourriture que ces groupes peuvent faire valoir. [...] Pourquoi les famines continuent-elles à se produire en Inde jusqu'en 1943 ? Et pourquoi ne se produisent-elles plus après l'indépendance en 1947 ? [. .] La différence essentielle est due à la nature pluraliste, démocratique de l'Inde d'après l'indépendance. Grâce à l'existence d'une presse relativement libre, d'élections périodiques, de partis d'opposition actifs, aucun gouvernement ne peut échapper à une sévère sanction s'il diffère l'application de mesures préventives et s'il laisse se produire une véritable famine. Et à cause de cela, les gouvernements doivent faire très attention.
Le contraste est donc net non seulement avec l'Inde d'avant l'indépendance, mais aussi avec de nombreux pays d'Afrique subsaharienne où les gouvernements ne se soucient aucunement des menaces émanant des partis d'opposition et où les journaux sont loin d'être libres. La famine qui s'est produite en Chine de 1958 à 1961, au cours de laquelle entre vingt-trois et trente millions de personnes sont mortes, se trouvait en partie due au fait que des politiques gouvernementales désastreuses continuaient d'être appliquées; et cet état de chose était lui-même rendu possible par la nature non démocratique du système politique chinois. Pendant trois ans, en dépit de conditions de famine intense, les politiques officielles n'ont été, pour l'essentiel, aucunement remises en cause. Le gouvernement ne s'est pas senti menacé. Il n'y avait pas de parti d'opposition. Aucun journal ne critiquait les mesures officielles. D'ailleurs, en général, la famine n'était même pas mentionnée dans la presse soumise au contrôle de l'Etat, en dépit du massacre qui se produisait dans tout le pays. Au cours de la terrible histoire des famines survenues dans le monde, il est en fait difficile de trouver le cas d'une famine qui se soit produite dans un pays doté d'une presse libre et d'une opposition active au sein d'un système démocratique. Si l'on admet cette analyse, alors il faut considérer que ce sont les différentes libertés politiques existantes au sein d'un Etat démocratique, y compris la liberté de tenir des élections régulières, l'existence d'une presse libre et la liberté de parole (sans prohibition ni censure gouvernementale) qui incarnent la véritable force responsable de l'élimination des famines. Ici encore, il apparaît qu'il existe un lien causal entre un ensemble défini de libertés - la liberté de critiquer, de publier, de voter - et d'autres types de libertés, telle la liberté de ne pas être victime de la faim et celle de ne pas mourir de la famine. Les libertés négatives dont sont dotés les journaux et les partis d'opposition (liberté de critiquer, de publier, de faire campagne) savent se révéler efficaces pour sauvegarder les libertés positives élémentaires de la population vulnérable. .
Source : Sen Anartya, L'économie est une science morale, Paris, La Découverte, 1999, coll. Poches/Essais,
Là encore, ce texte très étonnant nous amène à poser un certain nombre de questions - problèmes:
faut-il la démocratie avant le développement ? ou le développement, la croissance et après une certaine démocratisation (cf l'exemple actuel de la Chine...) ? la démocratie et le développement ?
Pour nos démocraties aussi, on peut effectivement poser le problème de la pauvreté...
Vastes sujets....