Il va s'agir de définir la notion de totalitarisme, puis de s'interroger sur les conditions de son apparition.
Il est évident qu'on entre ici dans un sujet qui suscite encore et toujours beaucoup de passions et de tensions tant un certain nombre de questions restent en suspens...
Document 1 :
"Il me semble que les cinq éléments principaux sont les suivants :
1. Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l'activité politique.
2. Le parti monopolistique est animé ou armé d'une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de l'État.
3. Pour répandre cette vérité officielle, l'État se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L'ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé par l'État et ceux qui le représentent.
4. La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l'Étatet deviennent, d'une certaine façon, partie de l'État lui-même. Comme l'État est inséparable de son idéologie, la plupart des activités économiques et professionnelles sont colorées par la vérité officielle.
5. Tout étant désormais activité d'État et toute activité étant soumise à l'idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D'où, au point d'arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique. (...) Le phénomène est parfait lorsque tous ces éléments sont réunis et pleinement accomplis."
Source : R. ARON, Démocratie et Totalitarisme, Folio Essais, Gallimard, 1965
Document 2 :
On s'est d'abord préoccupé d'approfondir ce concept dans ses liens avec les régimes particuliers (fasciste, nazi ou soviétique) qui servirent de base à son élaboration. Dans son étude « L'Évolution de la théorie et de la pratique des régimes totalitaires », troisième partie de l'ouvrage collectif intitulé Totalitarianism in Perspective (1969), Carl J. Friedrich définit ainsi « les traits qui distinguent [ces] régimes d'autocraties différentes ou plus anciennes, aussi bien que des démocraties de type occidental : une idéologie globalisante ; un parti unique prenant en charge cette idéologie et généralement dirigé par un homme, le dictateur ; une police secrète très développée ; et trois sortes de monopoles ou, plus précisément, de contrôle monopolistique : ceux des communications de masse, des armes opérationnelles, de toutes les organisations, y compris économiques ».
Source : François Brousse in Encyclopédie Universalis (site internet)
On voit, dans ces deux documents, apparaître des caractéristiques communes concernant l'organisation politique et administratrive des Etats Totalitaires.
Voici un schéma qui peut résumer ceci:

Il va s'agir de comprendre pourquoi ce type de régime politique est nouveau et qu'il ne se confond pas avec d'autres régimes qui ont pu exister dans l'Histoire: tyrannie, despotisme, dictature...Hannah Arendt va nous permettre de répondre à ces questions.
Document 3 :
Le totalitarisme [...] diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous connaissons, tels le despotisme, la tyrannie et la dictature.
Partout où celui-ci s'est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en oeuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde.
Les régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicalement différent de tous les autres qu'aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient celle de la tradition, de la justice, de la morale, ou de celles du bon sens, ne nous est plus d'aucun secours pour nous accorder à leur ligne d'action, pour la juger ou pour la prédire [...]
Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir sans bornes. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans tous les aspects de leur vie.
Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d'être soumis, tandis qu'à l'intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l'expansion des camps de concentration, ou, quand les circonstances l'exigent, être liquidés pour faire place à d'autres.
Le problème de l'opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu'intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu'elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l'hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le plus grand de tous les obstacles à l'exercice d'une domination totale sur l'homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu'ils constituaient une menace pour l'Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd'hui, aussi ridicules et aussi menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Rohm l'étaient par exemple pour les nazis.
Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c'est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu'ils n'en ont pas besoin, non plus que d'aucune forme de soutien humain.
Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale, et que l'accomplissement des fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés de marionnettes ne présentant pas le moindre soupçon de spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de ressources, l'homme ne peut être pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l'espèce animale homme.
Hannah Harendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, rééd. Gallimard, 2002
Le totalitarisme ici renvoie à la domination totalitaire:
ces régimes ont voulu contrôler tous les aspects de la sphère sociale, sans distinction entre sphère publique et sphère privée (ce qui peut les différencier des régimes autoritaires).
En ce sens, on peut dire qu'ils sont bien une réaction contre l'individualisme des Lumières.
1 / le mot totalitaire est employé aujourd'hui un peu à tort et à travers. Est-ce la rançon du succès ou une incompréhension du phénomène ?
On qualifiera ainsi de totalitaire beaucoup de faits que l'on considère soit comme atroces soit comme détestables (telle ou telle dictature, la publicité, le sport, les médias etc...)
2 / Autre problème: si le totalitarisme stalinien est indéniable, peut-on toujours qualifier de totalitaire l'URSS de sa création à sa mort au début des années 1990 ? La question pose le problème de la distinction entre régime totalitaire et régime autoritaire.
En effet, un régime autoritaire, selon le Dictionnaire de la Science Politique de G. Hermet, B. Badie, P. Birnbaum et P. Braud (A.Colin), est un régime qui connaît un "pluralisme limité": c'est une dictature qui s'accomode du maintien d'une certaine expression politique limitée aux secteurs qui coincident de façon suffisante avec les orientations fondamentales des dirigeants en place" (un régime autoritaire peut être compatible avec un multipartisme contrôlé)
De même H. Arendt oppose la répression sélective opérée par les Etats autoritaires à l'encontre de leurs adversaires actifs et la terreur de masse indiscriminée que les Etats totalitaires font régner...
Autre différence, les idéologies qui légitiment les Etats totalitaires ont beaucoup moins d'importance dans les Etats autoritaires.
Un certain nombre de dictatures ont été des régimes autoritaires, mais ne sont pas allés jusqu'au totalitarisme...
Dictionnaire de la Science Politique de G. Hermet, B. Badie, P. Birnbaum et P. Braud (A.Colin)
3 / Peut-on appliquer ce concept aujourd'hui à d'autres réalités qui ne constituent pas des Etats au sens politique du terme ?
Deux exemples très différents:
Mais alors comment nommer les dérives actuelles de la mondialisaton, du marché et d'une façon d'utiliser telle ou telle religion à des fins politiques ?
Ou admettre qu'il s'agit de nouveaux totalitarismes ?
Mais cela ne correspond pas vraiment aux Etats totalitaires et risque de relativiser l'essence même du totalitarisme du XXeme siècle...
Dans un prochain billet, nous essayerons de comprendre l'émergence de ces Etats Totalitaires...