Suite de la série sur la triche. Après avoir établi un constat, appliqué la grille de lecture de l'homo économicus, essayons d'avoir une autre grille d'analyse sur ce phénomène.
2eme leçon: entre innovation et déviance
Cette définition montre que l'acte de tricher consiste à atteindre un but légitime (se soumettre à des notes, obtenir de bons résultats) par le rejet des méthodes légitimes (travailler en cours, apprendre ces leçons...) au profit de stratégies illégales (faire des feuilles de pompe, soulever son cahier etc...)
Pour Robert King Merton (1910-2003), sociologue fonctionnaliste américain, deux éléments de la structure sociale permettent de déterminer les comportements individuels.

Quels sont les différentes stratégies individuelles dans une structure sociale déterminée ?
ensemble d'idéaux valorisés ensemble de procédés
par chaque membre du acceptables pour atteindre
groupe social ces objectifs
( objectifs, buts ) ( moyens )
1- conformisme + +
2- innovation + -
3- ritualisme - +
4- évasion - -
5- rébellion / +
- refus
/ introduction de nouvelles valeurs sociales
Le 1° est le plus répandu: ici, il s'agit de l'élève conformiste qui accepte les valeurs de la société et de l'école et qui adapte son comportement pour atteindre les objectifs fixés. Tous les autres comportements seront alors considérés comme "déviants".
Le 2° est donc celui qui rejette les méthodes traditionnelles, légitimes mais qui adhèrent aux idéaux de la société (par exemple; être riche => gagner de l'argent par des moyens illégaux). Ici, le tricheur est donc considéré comme un "deviant innovant"
Le 3° est l'individu qui suit aveuglément les règles prescrites par la société ( ce qui compte c'est la règle et pas l'objectif).
Cela peut être par exemple l'élève qui plaque des chapitres entiers de cours sans se poser la question de leur pertinence pour répondre au sujet. L'élève applique la consigne (moyens reconnus par l'institution: utiliser les connaissances acquises en classe ou les documents distribués) sans vraiment percevoir l'objectif (répondre à une question, résoudre un problème...).
Ce comportement se trouve aussi dans le monde du travail. C'est fou ce que je me trouve en butte contre la rigidité de la bureaucratie pour ne citer qu'un cas parmi d'autres. Dans notre métier, ce qui compte, c'est souvent remplir des papiers, avec des cases, peu importe leur utilité ou leur sens, du moment qu'il est remplit en temps et en heure... bon j'arrête là les digressions, je m'emporte très vite.
Le 4° concerne des personnes qui se retirent de la société et qui en rejettent les valeurs ne pouvant atteindre les objectifs par des moyens légaux ou illégaux (vagabonds, clochards..). Ce sont les élèves pour qui l'école n'a plus de sens, ils se sentent rejettés et abandonnent...
Le 5° cherche à changer l'ordre social existant en rejetant les valeurs par des moyens légitimes (association contestataire...) ou non (groupe révolutionnaire armé, terrorisme...)
Des élèves rebelles, il en existe encore: on a tous eu un(e) élève de 15-16-17 ans anarchiste pourquoi vous incarner l'Etat opresseur au service de l'idéologie bourgeoise (lol). J'ai également eu quelques lycéens militants (notamment chez Arlette, Olivier ou Lionel).
Je me pose la question de savoir si les associations lycéennes rentrent dans cette catégorie: leurs revendications sont souvent très matérialistes (plus de profs, plus de moyens... ce qui n'est pas franchement un signe de rébellion). Contrairement à ce que certains pensent, Mai 68 est loin, très loin...
Que puis-je en retirer comme conséquences ?
Il ne s'agit pas de rentrer dans une stratégie d'excuse de la triche, ce n'est évidemment pas mon rôle en tant que représentant de l'institution (voir billet précédent, la sanction doit être prise).
Cependant, j'apprends que:
1°) l'élève en question adhère aux valeurs de la société et de l'école. Lorsqu'on cherche à savoir pourquoi les élèves trichent, deux raisons viennent en tête: pour faire plaisir aux parents (on voit ici en quoi le but est légitime) et ne pas avoir moins que les copains.
Cette dernière raison me renvoyant à plusieurs remarques:
- On entend souvent dans les médias (surtout depuis 1998 - vous allez comprendre pourquoi-) que "l'important, c'est de gagner ", qu'avant 1998, l'équipe de France produisait du beau jeu (sous l'ère Platini) mais qu'elle ne gagnait pas. Avec Zidane, c'est la gagne. On a ici effectivement une exacerbation de la compétition qui la détourne de ces objectifs (d'où le dopage, la triche etc...)
- Une élève m'a posé la question suivante: "Mais M'sieur, vous voulez instaurer la compétition entre nous ?". Il a fallu que j'essaye de montrer que ce qui me préoccupait le plus, c'est de faire en sorte que les élèves acquièrent de nouvelles compétences et qu'ils exploitent davantage leurs capacités. Donc il s'agit moins de se comparer aux autres que par rapport à soi-même et aux exigences de la discipline. Ceci dit, il est évident que le système de notes pose aussi quelques problèmes et peut encourager des comportements individuels de triche.
2°) l'élève en question peut passer beaucoup de temps à rechercher la réponse sur internet ou à fabriquer des feuilles de pompes. Il peut, sous certaines conditions, développer certaines compétences: rédiger des feuilles de pompe incite à être synthètique (comme lorsqu'on fait des fiches légales de révision) , cela permet aussi de réviser le cours.
Il m'arrive de faire des évaluations en permettant aux élèves d'utiliser leurs cours, manuels et même dictionnaire de sciences économiques et sociales.
Vous n'avez jamais vu les trésors d'ingéniosité que déploient ces élèves-tricheurs pour passer leur bac dans ce film, fleuron du savoir-faire franchouillard en matière de 7eme art ?

C'est donc aussi à nous de montrer qu'on peut produire le même résultat sans pour autant se "mettre en danger". Je parie qu'il y a des élèves qui font des feuilles de pompe -fiche de révision qui les laissent dans leur cartable, histoire de se faire peur, d'avoir un petit frisson...
La suite ? Je ne sais pas... Faut-il un troisième billet ?
