- Nous sommes à J-1 du jour de l'élection du 6 ème président de la République, je m'aventure à un bilan de la campagne électorale.
L'exercice est risqué: je ne connais évidemment pas les résultats (ce qui influence la perception de la campagne).
Je l'ai déjà écrit, j'ai trouvé cette campagne passionnante.
Un parti politique peut se définir, comme l'a montré Daniel Gaxie (Enjeux Municipaux, PUF 1984) comme un type de relations dans laquelle un ou des agents investissent des capitaux pour recueillir des profits politiques en produisant des biens politiques.
Quels sont ces capitaux mis en oeuvre par les professionnels de la politique ?
- le capital "objectivé" du parti: l'ensemble des manières de dire et de faire qui fait en quelque sorte référence à l'idéologie du parti.
- le capital personnel de l'agent: importé de l'extérieur du parti, ce sont la notoriété personnelle, la possession de ressources administratives, sociales...
A partir de là, il s'agit d'offrir des biens politiques aux électeurs. Pour cela, il faut imposer sa marque, se différencier de ses adversaires.
Les idéologies vont alors servir d'horizon de référence, de base intellectuelle pour prendre position.
L'idéologie détermine la manière de parler et le sens des discours.
Elle possède selon Olivier Reboul (langage et idéologie, PUF 1980) 5 caractéristiques: c'est une pensée partisane, collective, dissimulatrice (à l'égard des faits pouvant lui donner tort), elle se veut rationnelle et au service de la prise du pouvoir (qu'elle légitime).
Essayons d'appliquer ces grilles de lecture aux 3 principaux candidats.
Nicolas Sarkozy a su, depuis 2002, s'imposer comme le candidat légitime à droite. Comment ?
L'UMP est un parti très jeune, il n'a donc pas accumuler des références, un prêt-à-penser immédiatement disponible pour le candidat.
Dès lors, Nicolas Sarkozy est allé rechercher des thématiques traditionnelles de la droite (ordre et propriété) et a pu alors s'affirmer comme un candidat de droite sans complexe (ce qui n'était pas le cas de J.Chirac en 1995 avec le thème de la fracture sociale, ni de Valery Giscard d'Estaing en 1974, plus proche du centre droit.
Il a su proposer une idéologie (au sens d'O.Reboul) qui a donné des références (le travail, l'ordre...), qui a indiqué sa cible (le peuple de France), qui a eu une fonction incitative (la ferveur dans les meetings...). Je rappelle que son début de campagne (octobre, novembre, décembre...) était très mauvais (cf son slogan qui a été abandonné de "rupture tranquille"), mais qu'à partir du mois de Janvier, il a su reprendre la main et imposer son agenda.
Il a également utilisé le procédé consistant non pas à délégitimer un thème utilisé par l'adversaire, mais à s'approprier ce thème tout en lui donnant une réponse différente. Par exemple, il a su reprendre des thématiques qui sont plutôt celle de la gauche (le travail par exemple) mais en proposant des solutions marquées à droite (il faut travailler plus alors que la gauche a installé les 35 heures).
Cette idéologie a été perçue comme conforme aux intérêts de l'UMP (le pari étant de gagner des électeurs du FN) et aux intérêts externes à l'UMP (proposer un projet de société).
A noter, Nicolas Sarkosy n'a pas vraiment joué la stratégie de l'électeur-médian, puisque sa campagne s'est largement concentrée sur des thèmes de droite.
On aurait pu penser qu'entre-les deux tours, il recherche les électeurs du centre en modifiant quelques unes de ces propositions. Il n'en a rien été, ses derniers discours sont significatifs à cet égard.
Nicolas Sarkozy s'est également appuyé sur sa notoriété personnelle en mettant en avant certains traits de sa personnalité : il est perçu comme volontaire, décidé, efficace, concret, qui ose dire ce qu'il pense...
Il a su habilement éliminé 3 handicaps:
- après 1995, il apparaissait comme celui qui avait trahi J.Chirac;
- il était en quelque sorte le candidat sortant puisqu'il était au gouvernement
depuis 5 ans.
- atténuer l'image renvoyée par ses adversaires (ultra-libéral et sécuritaire,
pro-américain...)
Globalement, sa stratégie a été plutôt une réussite: il a su rassembler sur son nom une très large composante du personnel politique de son camp avec les députés UDF (son seul échec vient de Nicolas Dupont-Aignan qui se veut incarner le courant Gaulliste Souverainiste); et il a creusé l'écart avec sa principale adversaire en recueillant 31 % des voix au premier tour.
Mais réunir des électeurs centristes et des électeurs du FN autour d'un projet risque de s'avérer périlleux lorsqu'il s'agira de mettre en place des politiques; ses capitaux personnels peuvent aussi le desservir dans des périodes de crise sociale ou politique...
Le cas de François Bayrou est différent: il s'est imposé comme le troisième homme en connaissant un succès relatif ( près de 7 millions d'électeurs mais il n'est pas qualifié au second tour).
Sa stratégie, nouvelle, est périlleuse.
Il dirige l'UDF, un parti de centre-droit, crée par Valéry Giscard d'Estaing en 1978, qui possède des références idéologiques distinctives. C'est un parti qui a mis l'Europe en avant, qui s'appuie sur une "démocratie sociale de marché" et qui possède une attitude plutôt traditionnelle en matière de moeurs.
François Bayrou a repris certaines thématiques de l'UDF traditionnelle, mais en a rajouté d'autres (le problème de la dette, le ni droite-ni gauche, le rôle clé de l'éducation, la nécessité de contre-pouvoirs) voire même modifié (par exemple, sur le cas du mariage homosexuel, sa position consiste à ne pas le légaliser mais à tenir compte des réalités en proposant un nouveau contrat civil).
François Bayrou a également beaucoup mobilisé les capitaux liés à sa personnalité: sa volonté personnelle de se démarquer de l'UMP depuis quelques années, son attachement au terroir, à la province.
Dans les enquêtes d'opinion, il apparait comme quelqu'un d'honnête et de rassembleur.
Sa stratégie est périlleuse en raison de son échec du premier tour: il doit créer un nouveau parti mais avec qui ? Les 3/4 des députés UDF se sont ralliés à Nicolas Sarkozy. La logique partisane va reprendre le dessus et le mode de scrutin aidant, le nouveau parti démocrate risque de ne pas avoir beaucoup d'élus au mois de juin si Nicolas Sarkozy gagne. Comment alors se présenter comme le chef de l'opposition ? Si c'est Ségolène Royal qui gagne, il peut espèrer obtenir plus de position de pouvoir, mais perd sa stratégie de positionnement politique "ni droite ni gauche". Le suspens reste entier...
légende: avant de déposer ton bulletin dans l'une de ces deux urnes, regarde bien, ami, de quel côté son poids va faire pencher la balance...et choisis
source: affiche de 1908 trouvé sur le site de la faculté de sciences politiques Paris I Sorbonne.
Enfin, la position de Ségolène Royal est là-aussi très intéressante.
Elle a conquis une forte légitimité lors des primaires socialistes (ayant obtenu 60 % des voix des militants socialistes). Face à laurent Fabuis incarnant une gauche classique et à Dominique Strauss-Kahn représentant une gauche se revendiquant sociale démocrate, elle s'est imposée en bousculant les lignes idéologiques.
Comme Nicolas Sarkozy, elle a repris des concepts politiques liées à l'adversaire pour leur apporter une autre réponse liée à son camp. C'est l'exemple de l'encadrement militaire des jeunes délinquants qui rejoint le thème de l'ordre, mais réinterprété à gauche puisque cet encadrement se fera dans des chantiers humanitaires.
Elle a revisité les 35 heures, indiqué que les régimes spéciaux seraient réformés, que la carte scolaire serait assouplie...
Elle a su aussi mobiliser ses capitaux personnels. Son parcours a été perçu comme celui d'une femme qui a refusé son destin (celle que lui assignait son père, c'est-à-dire d'être femme au foyer), elle a également mis en avant le fait d'être une mère de famille (discours de Villepinte). Chez les électeurs, elle apparait comme celle qui est la plus proche des gens, qui est pugnace.
Sa stratégie correspond davantage à la recherche de l'électeur médian: son pacte présidentiel reste marqué à gauche (avec une forte intervention de l'Etat) de manière à réunir son camp au premier tour. Puis, c'est l'ouverture vers le centre durant l'entre-deux tours.
Son positionnement idéologique allait de l'extrême gauche (les jurys citoyens, la taxe sur les revenus du capital), à l'écologie (le moratoire sur les OGM, l'EPR...) et au centre (réforme des institutions, nouveau référendum sur l'Europe...). Ce qui comporte deux risques:
- la mise à distance du programme et de l'appareil du parti socialiste. Certains cadres du parti ont été surpris du rapprochement avec François Bayrou durant l'entre-deux tours, d'autres lui reprochent d'avoir joué un peu trop cavalier seul... Certains proches de la candidate soulignent que l'appareil partisan ne s'est pas mobilisé autant qu'il faudrait.
- l'idéologie proposée doit être rationnelle, cohérente. Elle doit donc s'articuler sur des axes facilement identifiables par les électeurs. Il est assez difficile de repérer, sur le plan idéologique, des slogans mobilisateurs chez Ségolène Royal.
Autre nouveauté apportée par la candidate, c'est la méthode. Elle a mis en avant la démocratie participative, elle a voulu imposer elle aussi son agenda: son programme a attendu, pour être publié, la fin des débats participatifs alors que tout le champ politique et médiatique souhait un autre calendrier; de même, lors du duel télévisé, elle a bousculé l'ordre prévu initialement.
On voit donc que sa stratégie a été nouvelle à bien des égards, mais Ségolène Royal a été en proie à deux difficultés majeures:
- elle apparaît encore, aux yeux de l'opinion publique (et ce, contrairement à son principal adversaire) comme moins compétente.
- le travail idéologique de la gauche n'apparait pas encore comme étant achevé: le concept de progrès est en crise, tout comme celui d'Etat-Providence. Le positionnement idéologique semble hésiter entre la sociale démocratie (alliance avec le centre) et une stratégie de rassemblement toutes les composantes de la gauche).
Cette campagne a donc marqué, me semble-t-il un tournant dans la politique française: le clivage politique droite-gauche continue d'être structurant, mais il a été revisité, renouvellé à doite et à gauche mais aussi au centre.
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