Voici un instant de calme dans tout ce bruit qui nous entoure...
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envoyé par guygilles
Document 1 : Hannah Arendt, les origines du totalitarisme.
« Le fait que le régime totalitaire, malgré l’évidence de ses crimes, s’appuie sur les masses, est profondément troublant (…) Une furieuse complicité s’est manifestée entre les chefs et les masses. Il n’est pas question de décrire, puis d’innocenter et de plaindre les masses passives prises en otage par de méchants chefs : la fascination des masses pour les chefs totalitaires en est le point de départ. Historiquement les masses ont été précédées par la populace, c’est-à-dire les déclassés de toutes les couches sociales et par le culte du chef. La populace haït la société dont elle est exclue, le Parlement où elle n’est pas représentée (…)
Quant aux chefs, le fait que leur vie, avant leur carrière politique, ait été un échec, loin d’être un handicap, était le facteur déterminant de leur succès auprès des masses. Il s’agit d’hommes qui avaient perdu leur trace dans l’univers, qui n’avaient que mépris pour la respectabilité et dont le désespoir était lié au plaisir et au désir de voir tomber une fausse culture. Quant à l’élite intellectuelle, elle connaît le manque de sens de la réalité.
Avec la disparition des classes sociales, et d’une représentation politique normale, les masses sont caractérisées par l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. Classes et masses s’opposent. Aussi longtemps qu’on appartient à une classe, on a un intérêt commun, on peut agir avec d’autres.. les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun.
Un cercle pervers se crée entre les chefs qui, dans leur mépris des faits, sont prêts à soutenir n’importe quelle thèse qui les arrange et la crédulité des masses prêtes à croire n’importe quel mensonge, pourvu que cela soit mieux que le monde réel. La force de la propagande totalitaire repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel.
La contrainte de la Terreur totale isole les hommes, la force autocontraignante de la déduction logique (l’idéologie - au sens de logique d’une idée – traite l’enchaînement des évènements comme s’il obéissait à la même loi que l’exposition de son idée) coupe les pensées de la réalité ; la désolation, fruit commun de la Terreur, nerf du régime Totalitaire et de l’idéologie, s’engouffre comme une tempête de sable (…) Le sujet idéal du régime totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) , n’existent plus.
- enfin, des extraits d'un texte de René Rémond sur le fascisme:
L’éclatement des États-nations et l’apparition de mouvements politiques impérialistes ou annexionnistes préfigurent l’avènement du totalitarisme.
En s’affirmant au dessus des partis, ces mouvements « se mirent à raconter à la populace que chacun de ses membres pouvait devenir l’incarnation vivante, ô combien sublime et cruciale, de quelque chose d’idéal ».
En ce sens, ils bâtissent l’antichambre d’un univers où des masses qui ont le sentiment d’être inutiles deviendront politiquement indifférentes, donc d’autant plus réceptives à des idéologies décrivant le monde par des lois cachées en terme de lutte et de survie. Tel est donc le terreau du totalitarisme. Les masses que voient naître les débuts du xxe siècle partagent avec la foule qui les précédait une caractéristique : « elles sont étrangères à toutes les ramifications sociales et à toute représentation politique normale ».
Le concept de masse serait la pierre angulaire du totalitarisme. L’homme de masse peut être n’importe qui, un individu isolé qui fait l’expérience de la désolation, c’est-à-dire du déracinement social et culturel. Il trouve dans le totalitarisme une cohérence dont est dépourvue la réalité à laquelle il est confronté. Il s’identifie au chef du mouvement totalitaire. Comme un prophète, ce chef révèle la vérité dont l’avenir serait porteur. Les masses sont un rassemblement informe d’individus furieux, elles reposent après la première guerre mondiale sur une forme de solidarité négative entre des couches qui n’ont en commun que la haine du statu quo et de l’ordre établi. Les mouvements totalitaires ne peuvent exister sans une telle société atomisée : Hitler en avait hérité d’une ; Staline la fabriquera artificiellement pour transformer la dictature révolutionnaire de Lénine en un totalitarisme authentique. C’est donc, une fois ces présupposés acquis, que le totalitarisme peut prendre son vrai visage : celui qui le rend étranger aux formes de la tyrannie classique. S’il ne commence, selon Arendt, à user de la violence qu’au moment précis où toute opposition politique a été éradiquée, c’est qu’il ne se contente pas de gouverner à travers un appareil de violence mais s’emploie à développer un moyen de dominer les êtres humains « de l’intérieur». De la même manière, l’État totalitaire épouse des traits informes bousculant les catégories familières du pouvoir. Lorsqu’il atteint son apogée, les massacres de masse échappent à tout ce qui pourrait ressembler à une utilité et la police peut agir sans critères établis : « tout crime imaginé par les dirigeants sans se soucier de savoir s’il a été ou non commis ».
Pour Arendt, ce phénomène permet d’approcher le noyau de la domination totalitaire et sa spécificité radicale. Une fois les masse organisées, le mouvement se développe par la propagande qui s’articule sur une réalité fictive et se caractérise par son caractère prophétique. Quand le mouvement contrôle les masses, il remplace la propagande par l’endoctrinement, et la violence se développe irrémédiablement pour réaliser les doctrines idéologiques et camoufler les mensonges politiques. Le caractère majeur du totalitarisme réside dans une certaine forme d’organisation. Le chef y a un rôle central, il incarne la double fonction qui caractérise toutes les couches du mouvement. Il agit comme défenseur magique du mouvement contre le monde extérieur et en même temps, il doit être le pont qui relie le mouvement à celui-ci. Arendt qualifie alors les mouvements totalitaires de « sociétés secrètes au grand jour. » Le système totalitaire est l’instrument par lequel l’idéologie totalitaire accélère le cours de la loi naturelle, c’est le nazisme ; ou historique, c’est le stalinisme.
« Le nationalisme est la première composante du fascisme, de sa psychologie, de son idéologie et de sa sociologie (…)
Autre composante du fascisme : une réaction contre la démocratie parlementaire et la philosophie libérale. La démocratie est suspecte à ceux que préoccupent la grandeur et l’unité nationale, parce qu’ils la jugent incapable de défendre les droits et les intérêts du pays. Régime faible, qui déconsidère à l’extérieur, qui trahit à l’intérieur. Les fascismes prennent argument de la crise des démocraties, de l’inadaptation des structures traditionnelles aux problèmes nouveaux. La démocratie a encore aux yeux des fascistes le tort de diviser. Le procès de la démocratie se confond avec le réquisitoire dressé contre le régime des partis. La démocratie, elle, se présente comme un régime rationnel. Au principe de la démocratie politique, le postulat de la rationalité des conduites et des comportements : la démocratie s’emploie à convaincre et s’adresse à l’esprit des citoyens.
Le fascisme est une réaction anti-intellectualiste de toutes les forces irrationnelles, de l’affectivité contre la rationalité de la démocratie. C’est une revanche de l’instinct, le culte de la force physique, de la violence même (…) C’est aussi un mouvement pragmatique qui met l’accent sur l’efficacité, les valeurs de l’action. De là l’importance accordée à la mise en scène (…) Ni Hitler, ni Mussolini n’appartiennent à une caste : ce sont des hommes du peuple, la plupart se sont faits eux-mêmes et leurs antécédents politiques les situaient plutôt à gauche. Ce qui est vrai des chefs ne l’est pas moins des adhérents. La plupart de ceux qui militent dans les partis fascistes n’appartiennent pas à l’aristocratie traditionnelle ou à la grande bourgeoisie : ce sont des déclassés, d’anciens combattants démobilisés qui battent le pavé des villes, de jeunes sans emploi, de chômeurs licenciés (…)
A sa façon, le fascisme procède de la démocratie. Sans 1789 et le transfert de souveraineté du monarque vers le peuple, le fascisme serait inconcevable. Le fascisme se réclame de la souveraineté nationale. Sans doute la confisque-t-il, mais il l’a suppose. Sa légitimité n’a rien à voir avec la légitimité de l’ancien régime, qui trouvait sa justification dans le passé. Entre le fascisme et la démocratie, il y a une certaine parenté. L’une et l’autre font référence au peuple et le consultent : d’où la place tenue dans le régime hitlérien par les plébiscites. On maintient un semblant d’élections. Ce qu’on appelle le Führer Prinzip, le principe en vertu duquel le Führer tient son pouvoir du peuple qui est précisément le postulat de la légitimité, se réclame de la tradition démocratique. Si le Führer est le chef légitime du peuple allemand, c’est parce que le peuple lui a délégué le pouvoir (…)
Autre facteur : les bouleversements sociaux consécutifs aux crises économiques. Ces bouleversements qui affectent brusquement une économie qui paraissait avoir retrouvé le secret de la prospérité ont rapidement entraîné des conséquences psychologiques. L’opinion perd confiance dans les institutions démocratiques, qu’elle identifie au capitalisme, et dans l’inspiration libérale de la démocratie parlementaire. »
Source : « Les principes du fascisme » René Rémond, Le Seuil 1974
Document 1 :
Extraits de Mein Kampf d'Adolf Hitler (1925-1927) repris par J.J. Chevalier, Les grandes oeuvres politiques A.Colin
« C'est de « combattants » qu'aura besoin le nouveau Reich, non d'intellectuels. Une seule idée, mais c'est le noyau central de « l'idéalisme nazi », devra être inlassablement implantée dans les jeunes cervelles : celle de la Race. « Il ne faut pas qu'un seul garçon ou une seule fille vienne à quitter l'école sans avoir été amenée à la parfaite connaissance de ce que sont la pureté du sang et sa nécessité ».
Dans cette éducation, tout sera organisé systématiquement pour qu'en quittant l'école le jeune homme soit « un Allemand intégral », convaincu de la supériorité absolue des Allemands sur les autres peuples, et en même temps de la nécessité de la justice sociale à l'intérieur de la communauté nationale. Alors, au-delà des différences de classes sociales, naîtra un jour un peuple de citoyens, uni et amalgamé par un commun amour et une commune fierté, inébranlable et invincible à jamais. La crainte que le chauvinisme inspire à notre époque est la marque de l'impuissance de celle-ci. Toute énergie débordante lui fait défaut. Le destin ne l'appellera plus à accomplir de grandes choses. Car les plus grands bouleversements qui se sont produits sur cette terre auraient été inconcevables, si leurs ressorts avaient été, au lieu de passions fanatiques et mêmes hystériques, les vertus bourgeoises qui prisent le calme et le bon ordre. Il est sûr que notre monde s'achemine vers une révolution radicale. Toute la question est de savoir si elle se fera pour le salut de l'humanité aryenne ou pour le profit de l'éternel Juif. L'Etat raciste devra, par une éducation appropriée de la jeunesse, veiller à la conservation de la race, qui devra être mûre pour supporter cette suprême et décisive épreuve. Mais c'est au peuple qui s'engagera le premier sur cette voie que reviendra la victoire.
La consécration de cette éducation sera dans la remise, au jeune Allemand de bonne santé et de bonne éducation, d'un diplôme de citoyen du Reich, quand il aura accompli son service militaire. Car on ne naît pas citoyen du Reich, mais simple ressortissant. On devient citoyen si on le mérite. Ce diplôme sera le document le plus important pour toute l'existence ; il constituera un lien unissant tous les membres de la communauté et comblant le fossé entre les classes : « un balayeur des rues doit se sentir plus honoré d'être citoyen de ce Reich que s'il était roi d'un pays étranger ».
Mais reconnaître l'importance de la race, de l'inégalité des races, amène aussi à tenir compte de la valeur propre de l'individu, de la personnalité et de l'inégalité des individus. A l'intérieur même d'une communauté raciale, une tête n'est pas identique à une autre tête : « les éléments constitutifs appartiennent au même sang, mais ils offrent dans le détail mille différences subtiles » Dire qu'un homme en vaut un autre est un point de vue marxiste, juif. «Ce n'est pas la masse qui crée ni la majorité qui organise ou réfléchit, mais toujours et partout l'individu isolé », l'individu supérieur.
L'éducation est conçue aujourd'hui comme le développement des potentialités des individus qui doivent leur permettre de s'épanouir dans une société de liberté et de justice, d'avoir un libre arbitre, un esprit critique (le cadre est celui des droits de l'homme) Avec Hitler, l'homme doit être d'abord un combattant, un être supérieur et surtout ne pas réfléchir (anti-intellectualisme). L'éducation est conçue comme un dressage, un conditionnement. La raison est bannie au profit de la passion, de l'irrationalité. Le propre du discours idéologique est la rigidité du contenu, les actions qu'il relate peuvent se regrouper en fonctions peu nombreuses, combat et victoire, manque initial et restauration, infection puis épuration. Les personnages sont stéréotypés : combattants / intellectuels allemands / autres peuples peuple uni / différence de classes chauvinisme / impuissance passions fanatiques, hystériques / vertus bourgeoises, calme et bon ordre humanité aryenne / éternel Juif balayeur / roi d'un pays étranger inégalité des races / égalité point de vue marxiste, juif individu supérieur / masse la jeunesse dans ce système n'a pas besoin de raisonnement, mais d'actions, d'exemple, de vécu.
Quel rôle de l'homme politique ?
Document 2:
« Comme une étoile qui se lève, vous êtes apparu devant nos yeux émerveillés, vous avez accompli des miracles pour nous éclairer et, dans un monde de scepticisme et de désespoir, vous nous avez donné la foi. Vous vous dressiez au-dessus des masses, vibrant de foi et sûr de l'avenir, possédé par la volonté de libérer ces masses grâce à votre amour sans limite pour tous ceux qui croient au nouveau Reich. Dès le premier jour, nous avons vu le spectacle d'un homme qui arrachait leur masque aux visages tordus par la cupidité, aux visages de parlementaires médiocres (...)
En face du tribunal de Munich, vous avez grandi à nos yeux jusqu?à prendre les nobles proportions du Führer. Ce que vous avez dit, ce sont les plus belles paroles qu'on ait prononcées en Allemagne depuis Bismarck. Vous avez exprimé plus que votre souffrance (...) Vous avez exprimé le besoin de toute une génération, confusément en quête d'hommes et de mission. Ce que vous avez dit constitue le catéchisme de la nouvelle croyance politique, née du désespoir du monde sans Dieu qui s'effondre (...)
document 3:
Toi qui fais naître l'homme
Toi qui féconde la terre
Toi qui rajeunis les siècles
Toi qui fais fleurir le printemps
Toi qui fais vibrer les cordes musicales
Tu es la fleur de mon printemps
Un soleil reflété par des millions de coeurs humains
Poème de Rashimov, publié dans La Pravda du 28 août 1936
Dans un régime totalitaire, on voit à quel point la domination charismatique du leader est forte:
Les rapports dominants / dominés sont de l'ordre du culte, du religieux.
La soumission devient dévotion.
Les individus sont écrasés par l'émerveillement, l'énergie quasi-divine déployée par le leader, l'homme providentiel. Tel le messie, il trace la voie.
Il n'y a pas d'alternative, pas de choix, pas doute, le leader, le guide s'impose comme un phénomène naturel.
L'homme politique transforme les individus en masse, en un corps unique, il nie les différences, les conflits. Tout ce qui peut rappeler la lutte des classes, la démocratie, le parlementarisme a disparu.
Document 1 :
"Il me semble que les cinq éléments principaux sont les suivants :
1. Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l'activité politique.
2. Le parti monopolistique est animé ou armé d'une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de l'État.
3. Pour répandre cette vérité officielle, l'État se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L'ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé par l'État et ceux qui le représentent.
4. La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l'Étatet deviennent, d'une certaine façon, partie de l'État lui-même. Comme l'État est inséparable de son idéologie, la plupart des activités économiques et professionnelles sont colorées par la vérité officielle.
5. Tout étant désormais activité d'État et toute activité étant soumise à l'idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D'où, au point d'arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique. (...) Le phénomène est parfait lorsque tous ces éléments sont réunis et pleinement accomplis."
Source : R. ARON, Démocratie et Totalitarisme, Folio Essais, Gallimard, 1965
Document 2 :
On s'est d'abord préoccupé d'approfondir ce concept dans ses liens avec les régimes particuliers (fasciste, nazi ou soviétique) qui servirent de base à son élaboration. Dans son étude « L'Évolution de la théorie et de la pratique des régimes totalitaires », troisième partie de l'ouvrage collectif intitulé Totalitarianism in Perspective (1969), Carl J. Friedrich définit ainsi « les traits qui distinguent [ces] régimes d'autocraties différentes ou plus anciennes, aussi bien que des démocraties de type occidental : une idéologie globalisante ; un parti unique prenant en charge cette idéologie et généralement dirigé par un homme, le dictateur ; une police secrète très développée ; et trois sortes de monopoles ou, plus précisément, de contrôle monopolistique : ceux des communications de masse, des armes opérationnelles, de toutes les organisations, y compris économiques ».
Source : François Brousse in Encyclopédie Universalis (site internet)
Document 3 :
Le totalitarisme [...] diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous connaissons, tels le despotisme, la tyrannie et la dictature.
Partout où celui-ci s'est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en oeuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde.
Les régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicalement différent de tous les autres qu'aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient celle de la tradition, de la justice, de la morale, ou de celles du bon sens, ne nous est plus d'aucun secours pour nous accorder à leur ligne d'action, pour la juger ou pour la prédire [...]
Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir sans bornes. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans tous les aspects de leur vie.
Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d'être soumis, tandis qu'à l'intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l'expansion des camps de concentration, ou, quand les circonstances l'exigent, être liquidés pour faire place à d'autres.
Le problème de l'opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu'intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu'elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l'hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le plus grand de tous les obstacles à l'exercice d'une domination totale sur l'homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu'ils constituaient une menace pour l'Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd'hui, aussi ridicules et aussi menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Rohm l'étaient par exemple pour les nazis.
Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c'est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu'ils n'en ont pas besoin, non plus que d'aucune forme de soutien humain.
Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale, et que l'accomplissement des fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés de marionnettes ne présentant pas le moindre soupçon de spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de ressources, l'homme ne peut être pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l'espèce animale homme.
Hannah Harendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, rééd. Gallimard, 2002
Le totalitarisme ici renvoie à la domination totalitaire:
ces régimes ont voulu contrôler tous les aspects de la sphère sociale, sans distinction entre sphère publique et sphère privée (ce qui peut les différencier des régimes autoritaires).
En ce sens, on peut dire qu'ils sont bien une réaction contre l'individualisme des Lumières.
C / COMMENT S’ETABLISSENT LES RAPPORTS SOCIAUX EN DEMOCRATIE ?
Document 1 : la thèse d’Alexis de Tocqueville (1805 – 1859)
Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès l’enfance, avec l’idée d’être commandé. De quelque côté qu’il tourne ses regards, il voit aussitôt l’image de la hiérarchie et l’aspect de l’obéissance.
Dans les pays où règne l’inégalité permanente des conditions, le maître obtient donc aisément de ses serviteurs une obéissance prompte, complète, respectueuse et facile, parce que ceux-ci révèrent en lui non seulement le maître, mais la classe des maîtres. Il pèse donc sur leur volonté avec tout le poids de l’aristocratie.
Il commande leurs actes ; il dirige jusqu’à un certain point leurs pensées. Le maître, dans les aristocraties, exerce souvent, à son insu même, un prodigieux empire sur les opinions, les habitudes, les mœurs de ceux qui lui obéissent, et son influence s’étend beaucoup plus loin encore que son autorité.
Dans les sociétés aristocratiques, non seulement il y a des familles héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de maîtres ; mais les mêmes familles de valets se fixent ; pendant plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se séparent) ; ce qui modifie prodigieusement les rapports mutuels de ces deux ordres de personnes.
Ainsi, bien que, sous l’aristocratie, le maître et le serviteur n’aient entre eux aucune ressemblance naturelle ; que la fortune, l’éducation, les opinions, les droits les placent, au contraire, à une immense distance de l’échelle des êtres, le temps finit cependant par les lier ensemble. Une longue communauté de souvenirs les attache, et, quelque différents qu’ils soient, ils s’assimilent ; tandis que, dans les démocraties, où naturellement ils sont presque semblables, ils restent toujours étrangers l’un à l’autre.
Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc à envisager ses serviteurs comme une partie inférieure et secondaire de lui-même, et il s’intéresse souvent à leur sort, par un dernier effort de l’égoïsme.
De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer sous le même point de vue, et ils s’identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte qu’ils en deviennent enfin l’accessoire, à leurs propres yeux comme aux siens.
Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peut sortir ; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu’il ne peut perdre. D’un côté, l’obscurité, la pauvreté, l’obéissance à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la richesse, le commandement à perpétuité. Ces conditions sont toujours diverses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi durable qu’elles mêmes (…)
L’égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres nouveaux, et établit entre eux de nouveaux rapports.
Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place ; il y a encore une classe de valets et une classe de maîtres ; mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni surtout les mêmes familles qui les composent ; et il n’y a pas plus de perpétuité dans le commandement que dans l’obéissance.
Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n’ont point d’usages, de préjugés ni de mœurs qui leurs soient propres ; on ne remarque pas parmi eux un certain tour d’esprit ni une façon particulière de sentir ; ils ne connaissent ni vices ni vertus d’état, mais ils partagent les lumières, les idées, les sentiments, les vertus et les vices de leurs contemporains ; et ils sont honnêtes ou fripons de la même manière que les maîtres (…)
Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux ; on peut dire qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de leur maître.
Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu’est-ce qui force le second à obéir ?
L’accord momentané et libre de leurs deux volonté. Naturellement ils ne sont point inférieurs l’un à l’autre, il ne le deviennent momentanément que par l’effet du contrat. Dans les limites du contrat, l’un est le serviteur et l’autre le maître ; en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes (…) les bornes précises du commandement et de l’obéissance sont aussi bien fixées dans l’esprit de l’un que dans celui de l’autre (…)
En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l’obéissance mettent accidentellement de grandes distances entre deux hommes, l’opinion publique, qui se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d’égalité imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions.
Cette opinion toute-puissante finit par pénétrer dans l’âme même de ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle ; elle modifie leur jugement en même temps qu’elle subjugue leur volonté.
Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n’aperçoivent plus entre eux de dissemblance profonde, et ils n’espèrent ni ne redoutent d’en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant.
Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance. Ils ne se disputent point entre eux sur la position réciproque qu’ils occupent ; mais chacun voit aisément la sienne et s’y tient (…)
Il est de l'essence même des gouvernements démocratiques que l'empire de la majorité y soit absolu. S'il existait en Amérique une classe de citoyens que le législateur travaillât à dépouiller de certains avantages exclusifs, possédés pendant des siècles et voulût faire descendre d'une situation élevée pour les ramener dans les rangs de la multitude, il est probable que la minorité ne se soumettrait pas facilement à ses lois. Mais les États-Unis ayant été peuplés par des hommes égaux entre eux, il ne se trouve pas encore de dissidence naturelle et permanente entre les intérêts de leurs divers habitants.
La majorité a donc aux États-Unis une immense puissance de fait et une puissance d'opinion presque aussi grande ; et lorsqu'elle est une fois formée sur une question, il n'y a pour ainsi dire point d'obstacle qui puisse, je ne dirai pas arrêter mais même retarder sa marche, et lui laisser le temps d'écouter les plaintes de ceux qu'elle écrase en passant. Les conséquences de cet état de choses sont funestes et dangereuses pour l'avenir.
Si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? [...] Je pense qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur à tous les autres mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer lui-même.
Source : A de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, 1, Col "Folio-Histoire" 1986 (1ère édition 1835).
Pour prolonger le document, rendez-vous sur le site lié à Tocqueville (cité en lien)
-Sa définition de la démocratie n’est pas en termes politique mais sociale: elle représente avant tout l’égalité des conditions. La passion pour l’égalité a conduit les hommes de l’âge démocratique à ne plus souffrir d’aucun privilège, quel que soit leur fondement. En ce sens la démocratie ne se pense pas contre la monarchie mais l’aristocratie:
rechercher le bien-être collectif et éviter la misère (sphère socio-économique)
Cette égalisation des conditions n’est pas synonyme d’égalité absolue dans tous les domaines, mais que chacun est autorisé à se dire, devant un plus riche ou un plus puissant: pourquoi lui, pourquoi pas moi, puisque tous les hommes se valent en droit ?
-Tocqueville: les 4 caractéristiques d’un Etat social démocratique sont:
une classe moyenne nombreuse et majoritaire (“les pauvres sont en petit nombre”; “tous les individus sont à peu près égaux en lumières et en biens”)
une mobilité sociale significative (“la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire”; “les riches sortent chaque jour du sein de la foule et y retournent sans cesse”
absence d’inégalités juridiques (“il n’existe plus de castes”) et “égalisation des conditions” (des règles de droit)
Démocratie: passion pour l’égalité + individualisme (c’est la conséquence de l’égalité, système de valeurs qui place l’individu en première place => les règles collectives doivent être définies de façon à privilégier l’exercice de la liberté individuelle) + libéralisme
Tocqueville donne à la notion de démocratie une définition plus large que la définition politique habituelle De plus, la démocratie est non seulement un Etat social, c’est aussi et surtout un état d’esprit: l’esprit d’égalité se définit comme la tendance des individus des sociétés démocratiques à se considérer comme égaux, indépendamment des inégalités réelles de situation.
Là encore, on peut multiplier les questions: la France est-elle une société démocratique ? En effet, n'existe-t-il pas de titres de "noblesse" qui font que certains occupent des "rentes de situation": les diplômes (même si cela est de moins en moins vrai), les places figées dans la hiérarchie professionnelle, les "mandarins" de toute sorte ("les français détestent les inégalités, mais adorent les privilèges"...).
B / COMMENT METTRE EN PLACE DES POUVOIRS DEMOCRATIQUES ?
Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple parait faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.
La démocratie et l'aristocratie ne sont point des États libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait! la vertu même a besoin de limites.
Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.
Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs: la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État.
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire: car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pour-rait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
Document 2 :
Le libéralisme constitutionnel concerne les objectifs de tout gouvernement démocratique. Il renvoie à la tradition, profondément enracinée dans l'histoire occidentale, qui cherche à protéger l'individu de la contrainte, quelle qu'en soit la source : l'Etat, l'Eglise ou la société (...)
Dans presque toutes ses variantes, le libéralisme constitutionnel soutient que les êtres humains ont des droits naturels inaliénables et que le gouvernement doit accepter une loi fondamentale, qui limite ses propres pouvoirs et garantisse ses droits.
Source : F. Zakaria, libéralisme constitutionnel et démocratie, les cahiers français n° 296, mai-juin 2000
Document 3 :
Le principe premier de la démocratie c'est bien le respect des règles ou des lois puisque, nous l'avons vu, l'essence de la démocratie occidentale, c'est la légalité dans la concurrence pour l'exercice du pouvoir, dans l'exercice du pouvoir. Une démocratie saine est celle où les citoyens ont le respect non pas seulement de la constitution qui fixe les modalités de la lutte politique, mais de toutes les lois qui marquent le cadre dans lequel l'activité des individus se déploie. Il ne suffit pas qu'existe ce respect des règles ou des lois, il faut quelque chose d'autre qui ne peut pas être écrit et qui n'est pas strictement lié à la légalité, le sens du compromis. [...]Accepter le compromis, c'est reconnaître la légitimité partielle des arguments des autres, c'est trouver une solution qui soit acceptable par tous.
Source : Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Éditions Gallimard, 1965, pp. 85-86.
Document 4:
Pour Raymond Carré de Malberg, « l'État de police est celui dans lequel l'autorité administrative peut, d'une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l'initiative, en vue de faire face aux circonstances et d'atteindre à chaque moment les fins qu'elle se propose »[...]
À l'inverse, l'État de droit est « un État qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit, et cela en tant qu'il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes déterminent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts étatiques ».
Source : Maulin Eric, La théorie de l'Etat de Carré de Malberg, Paris, PUF, 2003.
Document 5 :
Ce dont il s'agit aujourd'hui, ce n'est pas de la résistance dans un Etat d'injustice, mais de la désobéissance civile dans un Etat de droit.
C'est là un type de désobéissance que l'on ne comprend qu'à la condition de prendre un point de départ différent de celui de Hobbes et de poser que, d'un point de vue normatif, deux idées sont dans une même mesure constitutives de l'Etat de droit démocratique; il y a bien, d'une part, la garantie par l'Etat de la paix intérieure et de la sécurité juridique pour tous les citoyens, mais il y a tout autant, d'autre part, l'exigence que l'ordre de l?Etat soit reconnu par les citoyens comme légitime, et ce de leur propre chef, c'est-à-dire délibérément.
Or, concernant l'obéissance au droit, ces deux idées peuvent entrer dans des rapports de tension. En effet, de la première idée - la seule qui soit prise en compte par Hobbes -, il s'ensuit que l'on exige d'obéir au droit inconditionnellement, alors que de la seconde, il s'ensuit que l'on requiert d'y obéir en connaissance de cause. D'un côté, l'Etat, à l'aide de son monopole sur la force, doit garantir le respect des lois, attendu que les personnes de droit doivent toutes, dans la même mesure, pouvoir se mouvoir dans le cadre de ces lois, en toute liberté et indépendance. De l'autre côté, il ne suffit pas pour que l'exigence de légitimation propre à l'Etat de droit démocratique soit honorée que des lois, des décisions ou des mesures apparaissent, soient prises ou adoptées, selon les processus prescrits. S'agissant de questions de principe, la légitimité procédurale ne suffit pas - les processus eux-mêmes ainsi que l'ordre juridique dans son ensemble doivent pouvoir être justifiés à partir de principes. À leur tour, ces principes étayant la légitimité de la constitution doivent, indépendamment de cela, être approuvés, que le droit positif soit ou non en accord avec eux. Quand les deux ne concordent pas, l'obéissance aux lois ne peut plus être requise sans autre forme de procès.
Source :Habermas Jürgen, Écrits politiques (1985-1990), Paris, Flammarion, 1999, coll. «Champs »
Document 6 :
La liberté, considérée en termes "positifs", représente tout ce qu'une personne, toutes choses prises en compte, est capable ou incapable d'accomplir. Une telle définition ne prête aucune attention particulière aux facteurs qui expliquent la situation en question: elle ne s'intéresse guère, par exemple, à la question de savoir si l'incapacité qu'éprouve une personne à réaliser quelque chose est due à des contraintes imposées par autrui ou par le gouvernement. En revanche, la conception "négative" de la liberté met au premier plan l'absence d'entraves à la liberté, entraves qu'un individu peut imposer à un autre (ou encore que l'Etat ou d'autres institutions peuvent imposer à des individus). Pour donner un exemple, si je ne peux pas me promener librement dans ce parc, parce que je suis handicapé, ma liberté positive de me promener est en défaut; mais rien dans un tel cas, ne suggère la moindre violation de ma liberté négative. En revanche, si je suis incapable de me promener dans ce parc, non parce que je suis handicapé, mais parce que des voyous me battraient si je m'y aventurais, alors, c'est là une violation de ma liberté négative (et pas seulement de ma liberté prise en un sens positif) (?)
La famine de 1943 au Bengale [...] était en fait la dernière famine d'importance qu'ait connue l'Inde. [...] La famine de 1943 s'est produite sans que les réserves de nourriture disponibles au Bengale aient été exceptionnellement faibles. [...] Si l'on veut expliquer la famine, ce n'est pas la totalité de l'approvisionnement en nourriture qu'il faut considérer en premier lieu (même s'il s'agit là d'un facteur parmi d'autres), ce sont plutôt les droits dont sont dotés les groupes vulnérables, je veux parler des droits d'appropriation de la nourriture que ces groupes peuvent faire valoir. [...] Pourquoi les famines continuent-elles à se produire en Inde jusqu'en 1943 ? Et pourquoi ne se produisent-elles plus après l'indépendance en 1947 ? [. .] La différence essentielle est due à la nature pluraliste, démocratique de l'Inde d'après l'indépendance. Grâce à l'existence d'une presse relativement libre, d'élections périodiques, de partis d'opposition actifs, aucun gouvernement ne peut échapper à une sévère sanction s'il diffère l'application de mesures préventives et s'il laisse se produire une véritable famine. Et à cause de cela, les gouvernements doivent faire très attention.
Le contraste est donc net non seulement avec l'Inde d'avant l'indépendance, mais aussi avec de nombreux pays d'Afrique subsaharienne où les gouvernements ne se soucient aucunement des menaces émanant des partis d'opposition et où les journaux sont loin d'être libres. La famine qui s'est produite en Chine de 1958 à 1961, au cours de laquelle entre vingt-trois et trente millions de personnes sont mortes, se trouvait en partie due au fait que des politiques gouvernementales désastreuses continuaient d'être appliquées; et cet état de chose était lui-même rendu possible par la nature non démocratique du système politique chinois. Pendant trois ans, en dépit de conditions de famine intense, les politiques officielles n'ont été, pour l'essentiel, aucunement remises en cause. Le gouvernement ne s'est pas senti menacé. Il n'y avait pas de parti d'opposition. Aucun journal ne critiquait les mesures officielles. D'ailleurs, en général, la famine n'était même pas mentionnée dans la presse soumise au contrôle de l'Etat, en dépit du massacre qui se produisait dans tout le pays. Au cours de la terrible histoire des famines survenues dans le monde, il est en fait difficile de trouver le cas d'une famine qui se soit produite dans un pays doté d'une presse libre et d'une opposition active au sein d'un système démocratique. Si l'on admet cette analyse, alors il faut considérer que ce sont les différentes libertés politiques existantes au sein d'un Etat démocratique, y compris la liberté de tenir des élections régulières, l'existence d'une presse libre et la liberté de parole (sans prohibition ni censure gouvernementale) qui incarnent la véritable force responsable de l'élimination des famines. Ici encore, il apparaît qu'il existe un lien causal entre un ensemble défini de libertés - la liberté de critiquer, de publier, de voter - et d'autres types de libertés, telle la liberté de ne pas être victime de la faim et celle de ne pas mourir de la famine. Les libertés négatives dont sont dotés les journaux et les partis d'opposition (liberté de critiquer, de publier, de faire campagne) savent se révéler efficaces pour sauvegarder les libertés positives élémentaires de la population vulnérable. .
Source : Sen Anartya, L'économie est une science morale, Paris, La Découverte, 1999, coll. Poches/Essais,
Là encore, ce texte très étonnant nous amène à poser un certain nombre de questions - problèmes:
faut-il la démocratie avant le développement ? ou le développement, la croissance et après une certaine démocratisation (cf l'exemple actuel de la Chine...) ? la démocratie et le développement ?
Pour nos démocraties aussi, on peut effectivement poser le problème de la pauvreté...
Vastes sujets....
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