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Document 1 : Hannah Arendt, les origines du totalitarisme.
« Le fait que le régime totalitaire, malgré l’évidence de ses crimes, s’appuie sur les masses, est profondément troublant (…) Une furieuse complicité s’est manifestée entre les chefs et les masses. Il n’est pas question de décrire, puis d’innocenter et de plaindre les masses passives prises en otage par de méchants chefs : la fascination des masses pour les chefs totalitaires en est le point de départ. Historiquement les masses ont été précédées par la populace, c’est-à-dire les déclassés de toutes les couches sociales et par le culte du chef. La populace haït la société dont elle est exclue, le Parlement où elle n’est pas représentée (…)
Quant aux chefs, le fait que leur vie, avant leur carrière politique, ait été un échec, loin d’être un handicap, était le facteur déterminant de leur succès auprès des masses. Il s’agit d’hommes qui avaient perdu leur trace dans l’univers, qui n’avaient que mépris pour la respectabilité et dont le désespoir était lié au plaisir et au désir de voir tomber une fausse culture. Quant à l’élite intellectuelle, elle connaît le manque de sens de la réalité.
Avec la disparition des classes sociales, et d’une représentation politique normale, les masses sont caractérisées par l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. Classes et masses s’opposent. Aussi longtemps qu’on appartient à une classe, on a un intérêt commun, on peut agir avec d’autres.. les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun.
Un cercle pervers se crée entre les chefs qui, dans leur mépris des faits, sont prêts à soutenir n’importe quelle thèse qui les arrange et la crédulité des masses prêtes à croire n’importe quel mensonge, pourvu que cela soit mieux que le monde réel. La force de la propagande totalitaire repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel.
La contrainte de la Terreur totale isole les hommes, la force autocontraignante de la déduction logique (l’idéologie - au sens de logique d’une idée – traite l’enchaînement des évènements comme s’il obéissait à la même loi que l’exposition de son idée) coupe les pensées de la réalité ; la désolation, fruit commun de la Terreur, nerf du régime Totalitaire et de l’idéologie, s’engouffre comme une tempête de sable (…) Le sujet idéal du régime totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) , n’existent plus.
- enfin, des extraits d'un texte de René Rémond sur le fascisme:
L’éclatement des États-nations et l’apparition de mouvements politiques impérialistes ou annexionnistes préfigurent l’avènement du totalitarisme.
En s’affirmant au dessus des partis, ces mouvements « se mirent à raconter à la populace que chacun de ses membres pouvait devenir l’incarnation vivante, ô combien sublime et cruciale, de quelque chose d’idéal ».
En ce sens, ils bâtissent l’antichambre d’un univers où des masses qui ont le sentiment d’être inutiles deviendront politiquement indifférentes, donc d’autant plus réceptives à des idéologies décrivant le monde par des lois cachées en terme de lutte et de survie. Tel est donc le terreau du totalitarisme. Les masses que voient naître les débuts du xxe siècle partagent avec la foule qui les précédait une caractéristique : « elles sont étrangères à toutes les ramifications sociales et à toute représentation politique normale ».
Le concept de masse serait la pierre angulaire du totalitarisme. L’homme de masse peut être n’importe qui, un individu isolé qui fait l’expérience de la désolation, c’est-à-dire du déracinement social et culturel. Il trouve dans le totalitarisme une cohérence dont est dépourvue la réalité à laquelle il est confronté. Il s’identifie au chef du mouvement totalitaire. Comme un prophète, ce chef révèle la vérité dont l’avenir serait porteur. Les masses sont un rassemblement informe d’individus furieux, elles reposent après la première guerre mondiale sur une forme de solidarité négative entre des couches qui n’ont en commun que la haine du statu quo et de l’ordre établi. Les mouvements totalitaires ne peuvent exister sans une telle société atomisée : Hitler en avait hérité d’une ; Staline la fabriquera artificiellement pour transformer la dictature révolutionnaire de Lénine en un totalitarisme authentique. C’est donc, une fois ces présupposés acquis, que le totalitarisme peut prendre son vrai visage : celui qui le rend étranger aux formes de la tyrannie classique. S’il ne commence, selon Arendt, à user de la violence qu’au moment précis où toute opposition politique a été éradiquée, c’est qu’il ne se contente pas de gouverner à travers un appareil de violence mais s’emploie à développer un moyen de dominer les êtres humains « de l’intérieur». De la même manière, l’État totalitaire épouse des traits informes bousculant les catégories familières du pouvoir. Lorsqu’il atteint son apogée, les massacres de masse échappent à tout ce qui pourrait ressembler à une utilité et la police peut agir sans critères établis : « tout crime imaginé par les dirigeants sans se soucier de savoir s’il a été ou non commis ».
Pour Arendt, ce phénomène permet d’approcher le noyau de la domination totalitaire et sa spécificité radicale. Une fois les masse organisées, le mouvement se développe par la propagande qui s’articule sur une réalité fictive et se caractérise par son caractère prophétique. Quand le mouvement contrôle les masses, il remplace la propagande par l’endoctrinement, et la violence se développe irrémédiablement pour réaliser les doctrines idéologiques et camoufler les mensonges politiques. Le caractère majeur du totalitarisme réside dans une certaine forme d’organisation. Le chef y a un rôle central, il incarne la double fonction qui caractérise toutes les couches du mouvement. Il agit comme défenseur magique du mouvement contre le monde extérieur et en même temps, il doit être le pont qui relie le mouvement à celui-ci. Arendt qualifie alors les mouvements totalitaires de « sociétés secrètes au grand jour. » Le système totalitaire est l’instrument par lequel l’idéologie totalitaire accélère le cours de la loi naturelle, c’est le nazisme ; ou historique, c’est le stalinisme.
« Le nationalisme est la première composante du fascisme, de sa psychologie, de son idéologie et de sa sociologie (…)
Autre composante du fascisme : une réaction contre la démocratie parlementaire et la philosophie libérale. La démocratie est suspecte à ceux que préoccupent la grandeur et l’unité nationale, parce qu’ils la jugent incapable de défendre les droits et les intérêts du pays. Régime faible, qui déconsidère à l’extérieur, qui trahit à l’intérieur. Les fascismes prennent argument de la crise des démocraties, de l’inadaptation des structures traditionnelles aux problèmes nouveaux. La démocratie a encore aux yeux des fascistes le tort de diviser. Le procès de la démocratie se confond avec le réquisitoire dressé contre le régime des partis. La démocratie, elle, se présente comme un régime rationnel. Au principe de la démocratie politique, le postulat de la rationalité des conduites et des comportements : la démocratie s’emploie à convaincre et s’adresse à l’esprit des citoyens.
Le fascisme est une réaction anti-intellectualiste de toutes les forces irrationnelles, de l’affectivité contre la rationalité de la démocratie. C’est une revanche de l’instinct, le culte de la force physique, de la violence même (…) C’est aussi un mouvement pragmatique qui met l’accent sur l’efficacité, les valeurs de l’action. De là l’importance accordée à la mise en scène (…) Ni Hitler, ni Mussolini n’appartiennent à une caste : ce sont des hommes du peuple, la plupart se sont faits eux-mêmes et leurs antécédents politiques les situaient plutôt à gauche. Ce qui est vrai des chefs ne l’est pas moins des adhérents. La plupart de ceux qui militent dans les partis fascistes n’appartiennent pas à l’aristocratie traditionnelle ou à la grande bourgeoisie : ce sont des déclassés, d’anciens combattants démobilisés qui battent le pavé des villes, de jeunes sans emploi, de chômeurs licenciés (…)
A sa façon, le fascisme procède de la démocratie. Sans 1789 et le transfert de souveraineté du monarque vers le peuple, le fascisme serait inconcevable. Le fascisme se réclame de la souveraineté nationale. Sans doute la confisque-t-il, mais il l’a suppose. Sa légitimité n’a rien à voir avec la légitimité de l’ancien régime, qui trouvait sa justification dans le passé. Entre le fascisme et la démocratie, il y a une certaine parenté. L’une et l’autre font référence au peuple et le consultent : d’où la place tenue dans le régime hitlérien par les plébiscites. On maintient un semblant d’élections. Ce qu’on appelle le Führer Prinzip, le principe en vertu duquel le Führer tient son pouvoir du peuple qui est précisément le postulat de la légitimité, se réclame de la tradition démocratique. Si le Führer est le chef légitime du peuple allemand, c’est parce que le peuple lui a délégué le pouvoir (…)
Autre facteur : les bouleversements sociaux consécutifs aux crises économiques. Ces bouleversements qui affectent brusquement une économie qui paraissait avoir retrouvé le secret de la prospérité ont rapidement entraîné des conséquences psychologiques. L’opinion perd confiance dans les institutions démocratiques, qu’elle identifie au capitalisme, et dans l’inspiration libérale de la démocratie parlementaire. »
Source : « Les principes du fascisme » René Rémond, Le Seuil 1974